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déjà d’une fortune convenable au plus haut rang, n’avait plus à désirer que des distinctions ? Quelque misérables que toutes ces vues pussent être à mes yeux, je savais que j’étais la seule de la famille à qui elles parussent telles ; et mon père se réservait le droit de juger de ce qui convenait au bien de ses enfans. Mon goût pour la retraite, que quelques-uns traitaient d’affectation, semblait couvrir des vues particulières. La modestie et l’humilité m’obligeaient bien plutôt de me défier de mon propre jugement, que de censurer des projets que tout le monde aurait formés dans la même occasion ".

Je continuais de me taire. Elle a repris encore : " c’était dans la bonne opinion que mon père avait de moi, de ma prudence, de ma soumission, de ma reconnaissance, qu’il avait répondu de mon consentement, pendant mon absence (même avant mon retour de chez Miss Howe), et qu’il avait entrepris et terminé des contrats qui ne pouvaient plus être annullés, ni changés ".

Pourquoi donc, ai je pensé en moi-même, m’a-t-on fait, à mon arrivée, un accueil si capable de m’intimider ? Il y a bien de l’apparence que cet argument comme tous les autres, a été dicté à ma mère.

" votre père, a-t-elle continué, déclare que votre opposition inattendue, les menaces constantes de M Lovelace, persuadent de plus en plus que le temps doit être abrégé ; autant pour finir ses propres craintes, sur le sort d’un enfant si favorisé qui lui manque de soumission, que pour couper cours aux espérances de cet homme-là. Il a déjà donné ordre qu’on lui envoie de Londres des échantillons de ce qu’il y a de plus riche en étoffes ". Cette idée m’a fait frémir. La respiration m’a manqué. Je suis demeurée la bouche ouverte, et comme effrayée de cette terrible précipitation. Cependant j’allais m’en plaindre avec chaleur. Ma mémoire se rappelait l’auteur de cet expédient : les femmes, disait un jour mon frère, qui ont peine à se décider pour un changement d’état, peuvent aisément être déterminées par l’éclat des préparations nuptiales, et par l’orgueil de devenir maîtresses d’une maison. Mais pour m’ôter le temps d’exprimer ma surprise et mes répugnances, ma mère s’est hâtée de continuer : " mon père, m’a-t-elle dit, pour mon intérêt comme pour le sien, ne voulait pas demeurer plus long-temps dans une incertitude nuisible à son repos. Il avait même jugé à propos de l’avertir que, si elle aimait sa propre tranquillité, (quel avis pour une femme telle que ma mère !) et si elle ne voulait pas lui donner lieu de soupçonner qu’elle favorisait secrétement les prétentions d’un vil libertin, caractère, avait-il ajouté, pour lequel toutes les femmes, vertueuses ou vicieuses, n’avoient que trop de goût, elle devait employer sur moi tout le poids de son autorité ; et qu’elle pouvait le faire avec d’autant moins de scrupule, que, de mon propre aveu, j’avais le cœur libre ". Indigne réflexion, j’ose le dire, que celle qui regarde le goût de notre sexe pour un libertin, et sur-tout dans le cas de ma mère, qui s’est déterminée en faveur de mon père, par préférence sur plusieurs concurrens d’une égale fortune, parce qu’ils avoient moins de réputation du côté des mœurs.

Elle m’a dit encore " qu’en la quittant, mon père lui avait donné ordre, si elle ne faisait pas plus d’impression sur moi dans cette conférence que dans les premières, de se séparer de moi sur le champ, et de m’abandonner à toutes les suites de ma double désobéissance ".