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rement du côté de mon père. Vous appréhendiez à la vérité les vues de mon frère, ou plutôt son amour prédominant pour lui-même : mais je n’ai pas pensé aussi mal que vous de mon frère et de ma sœur.

Vous ne les avez jamais aimés ; et, dans cette disposition, on a toujours les yeux ouverts sur toutes les fautes, comme il est vrai aussi que l’amour ou l’amitié sont toujours aveugles sur les imperfections. Je veux rappeler en peu de mots mes véritables motifs.

Je voyais naître dans tous les cœurs des jalousies et des inquiétudes, au lieu de la paix et de l’union qui y avoient toujours règné. J’entendais faire des réflexions sur le respectable testateur. On l’accusait d’être retombé dans l’enfance, et moi d’en avoir pris avantage. Toutes les jeunes personnes, pensais-je en moi-même, désirent plus ou moins l’indépendance ; mais celles qui la désirent le plus sont rarement les plus propres, soit à se gouverner elles-mêmes, soit à bien user du pouvoir qu’elles ont sur les autres. La faveur qu’on m’accorde est assurément fort singulière pour mon âge. Il ne faut pas exécuter tout ce qu’on a le pouvoir de faire. Profiter sans distinction de tout ce qui nous est accordé par bonté, par indulgence, ou par la bonne opinion qu’on a de nous, c’est marquer un défaut de modération, et une avidité indigne du bienfait. Ce n’est pas même un bon signe pour l’usage qu’on en doit faire. Il est vrai, disais-je, que, dans l’administration qu’on m’a confiée, (car toutes les terres, ma chère, sont-elles autre chose que des administrations ?) j’ai formé d’agréables systêmes, où je fais entrer le bonheur d’autrui, comme le mien : mais examinons-nous un peu nous-mêmes. N’est-ce pas la vanité, ou le secret d’être applaudie, qui est mon principal motif ? Ne dois-je pas me défier de mon propre cœur ? Si je m’établis seule dans ma terre, enflée de la bonne opinion de tout le monde, n’ai-je rien à craindre de moi ; puis-je être ainsi abandonnée à moi-même ? Tout le monde aura les yeux sur les actions, sur les visites d’une jeune fille indépendante. Et n’est-ce pas m’exposer d’ailleurs aux entreprises de ce qu’il y a de pis dans un autre sexe ? Enfin, dans mon indépendance, si j’avais le malheur de faire un faux pas, quoiqu’avec la meilleure intention, combien de gens s’en feraient un triomphe ? Et combien en trouverais-je peu qui eussent l’humanité de me plaindre ? Je serais blamée d’autant plus des uns, et d’autant moins plainte des autres, que tous s’accorderaient à m’accuser de présomption. Ce fut là une partie de mes réflexions, et je ne doute pas que, si je me retrouvais dans les mêmes circonstances, je ne prisse le même parti, après la plus mûre délibération. Qui peut disposer des évènemens, ou les prévoir ? Nous conduire, dans l’occasion, suivant nos lumières présentes, c’est tout ce qui dépend de nous. Si je me suis trompée, c’est au jugement de la sagesse vulgaire. Lorsqu’il arrive de souffrir pour avoir fait son devoir, ou même pour quelqu’action de générosité, n’est-il pas agréable de penser que la faute est du côté d’autrui plutôt que du nôtre ? J’aimerais bien mieux avoir de l’injustice à reprocher aux autres, que d’avoir donné un juste sujet à leur censure ; et je suis persuadée, ma chère, que c’est votre sentiment comme le mien.

Passons à la plus intéressante partie de votre lettre. Vous croyez que, dans les arrangemens qui subsistent, c’est une nécessité pour moi de devenir l’épouse de Solmes. Je ne crois pas, ma chère, qu’il y ait de la témérité de ma part à vous protester qu’il n’en sera rien. Je pense que c’est ce qui ne peut et ne doit jamais être. On compte sur mon caractère : mais