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j’avais entendu se présentant, comme j’ai dit, à mon imagination, ce procédé m’a tellement piquée, que je suis allée me placer sur une autre chaise. J’avoue que je n’ai pas pris assez d’empire sur moi-même. C’était donner trop d’avantage à mon frère et à ma sœur. Aussi n’ont-ils pas manqué de le prendre. Mais c’est une faute qui n’a pas été volontaire ; je n’ai pu faire autrement ; en vérité, je ne savais ce que je faisois.

Je me suis aperçue que mon père étoit extrêmement irrité. Lorsqu’il est en colère, il n’y a personne qui le fasse lire plus aisément sur son visage. Clarisse ! M’a-t-il dit d’une voix forte, sans ajouter un seul mot. Monsieur ! Ai-je répondu en lui faisant une profonde révérence. Je tremblois. Mon premier mouvement a été d’approcher ma chaise plus près de celle du misérable et je me suis assise. Je me sentais le visage tout en feu. Faites le thé, chère fille, m’a dit mon excellente mère ; asseyez-vous près de moi, mon amour, et faites le thé.

Je suis allée prendre bien volontiers la chaise que cet homme avait quittée ; et l’office auquel la bonté de ma mère m’employait, a bientôt servi, à me remettre. Pendant le cours du déjeuner, j’ai fait civilement deux ou trois questions à M Solmes, dans la seule vue d’appaiser mon père. Les esprits fiers peuvent quelquefois fléchir, m’a dit tout bas ma sœur, en tournant la tête sur l’épaule avec un air de triomphe et de mépris ; mais j’ai feint de ne l’avoir pas entendue. Ma mère était la bonté même. Je lui ai demandé une fois si le thé lui plaisait ; elle m’a répondu doucement, en me donnant encore le nom de sa chère fille, que tout ce que je faisais lui plaisait beaucoup. Cet encouragement me rendait fière ; je me flattais même qu’il n’était plus question de rien entre mon père et moi, car il m’a parlé aussi deux ou trois fois avec bonté. Je m’arrête à de petits incidens, ma chère, mais ils conduisent à de plus grands, comme vous allez l’entendre.

Avant la fin du déjeuner, mon père est sorti avec ma mère, en lui disant qu’il avait quelque chose à lui communiquer. Ma sœur et ma tante, qui étoient avec nous, sont disparues immédiatement. Mon frère, après s’être donné quelques airs d’insultes que j’ai fort bien compris, mais dont M Solmes n’avait aucun avantage à tirer m’a dit, en quittant aussi sa chaise : ma sœur, j’ai une rareté à vous faire voir ; je vais la chercher : et sortant, il a fermé la porte après lui. J’ai commencé à voir où tous ces préparatifs devaient aboutir ; je me suis levée. L’homme, cherchant à prononcer quelques paroles, s’est levé aussi, et s’est mis à remuer ses jambes cagneuses pour s’avancer vers moi. En vérité, ma chère, tout m’est odieux dans sa personne. Je vais épargner à mon frère, lui ai-je dit, la peine de m’apporter sa rareté ; votre servante, monsieur. Il a crié deux ou trois fois : mademoiselle, mademoiselle, et son air était celui d’un homme égaré. Mais je suis sortie pour chercher mon frère, comme vous jugez, et pour voir ce qu’il avait à me montrer. à la vérité, je l’avais vu passer dans le jardin avec ma sœur, quoique le temps fût assez mauvais ; preuve qu’il avait laissé sa rareté avec moi, et qu’il n’en avait pas d’autre à me faire voir.

à peine étois-je montée à mon propre appartement, où je méditais d’envoyer Hannah demander une audience à ma mère, avec d’autant plus de confiance, que sa bonté relevait beaucoup mon courage, que Chorey, sa femme de chambre, est venue m’apporter de sa part l’ordre de me