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mortels. Il ne donne, comme vous, que six heures des vingt-quatre au sommeil. Il fait ses délices d’écrire. Qu’il soit chez son oncle, ou chez Ladi Betty, ou chez Ladi Sara, il ne se retire jamais que pour prendre une plume. Elle sait, d’un de ses compagnons qui lui a confirmé ce goût pour l’écriture, que ses pensées coulent rapidement de sa plume ; et vous et moi, ma chère, nous avons observé qu’avec une fort belle main, il ne laisse pas d’écrire très-vîte. Il doit avoir eu de bonne heure un génie fort docile, puisqu’un homme si passionné pour le plaisir et d’un esprit si actif n’aurait jamais pu s’assujettir au travail long et pénible, sans lequel on n’acquiert pas ordinairement les qualités qu’il possède ; qualités assez rares parmi les jeunes gens riches et de haute naissance, sur-tout parmi ceux qui, comme lui, n’ont jamais su ce que c’est que d’être contrariés.

Un jour qu’on le complimentait sur ses talens, et sur une diligence qui paraît surprenante dans un homme de plaisir, il eut la vanité de se comparer à Jules César, qui exécutait de grandes choses pendant le jour, et qui employait la nuit à les écrire. Il ajouta qu’avec bien d’autres qualités qu’il se connaissait, il n’aurait eu besoin que de l’essor de César pour faire une figure éclatante dans son siècle.

Ce discours, à la vérité, était accompagné d’un air de plaisanterie ; car Madame Fortescue observe, comme nous l’avons observé aussi, qu’il a l’art de reconnaître sa vanité avec tant d’agrément, qu’il s’élève en quelque sorte au-dessus du mépris qui est dû à la présomption, et qu’en même temps il persuade à ceux qui l’entendent qu’il mérite réellement les louanges qu’il se donne.

Mais, supposant qu’en effet il emploie une partie de ses heures de nuit à écrire, quelle peut être sa matière ? S’il écrit ses propres actions, comme César, ce doit être sans doute un très-méchant homme et d’un caractère très-entreprenant, puisqu’on ne le soupçonne pas d’avoir l’esprit tourné au sérieux ; et, quoique décent dans la conversation, je gagerais que ses écrits ne sont pas d’une nature à lui faire honneur, ni à servir non plus à l’utilité d’autrui. Il faut qu’il le sente bien lui-même, car Madame Fortescue assure que, dans le grand nombre de ses correspondances, il est aussi secret et aussi soigneux, que s’il était question de haute trahison. Cependant il ne se mêle guère de politique, quoique personne ne connaisse mieux les intérêts des princes et l’état des cours étrangères.

Que vous et moi, ma chère, nous prenions beaucoup de plaisir à écrire, il n’y a rien de surprenant. Depuis que nous sommes capables de tenir une plume, nous avons fait notre amusement des correspondances épistolaires. Nos occupations sont domestiques et sédentaires, et nous pouvons jeter sur le papier cent choses innocentes, dont cette qualité même fait le prix à nos yeux, quoiqu’elles eussent peut-être aussi peu d’agrément que d’utilité pour autrui. Mais qu’un jeune homme de cette humeur, gai, vif, qui aime la chasse, les chevaux, les voyages, qui ne manque pas une fête publique et qui a mille goûts particuliers, puisse être assis quatre heures entières pour écrire, c’est ce qui doit causer de l’étonnement.

Madame Fortescue dit qu’il entend parfaitement la méthode des abréviations. Je vous demande, en passant, quel peut avoir été le motif d’un homme qui écrit aussi vîte que lui, pour apprendre l’art d’abréger.