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Je lui rendis plus qu’un office de père ; car elle m’eut l’obligation d’une vie que son père barbare lui avait presque ôtée. Comment ne chérirais-je pas mon propre ouvrage ? Je parlais de bonne foi, lorsque je lui offrais de l’épouser ; et mon ardeur à demander que la célébration ne fût pas différée, était une ardeur réelle. Mais son extrême abattement, mêlé d’une délicatesse qu’elle conservera, je n’en doute point, jusqu’au dernier soupir, lui ont fait refuser le tems, quoiqu’elle consente à la solennité ; car elle m’a dit " qu’étant abandonnée de tout le monde, il ne lui restait plus d’autre protection que la mienne ". Tu vois, par ce discours même, que je lui ai moins d’obligation de cette faveur qu’à la cruauté de ses amis. Elle n’a pas manqué d’écrire à Miss Howe, pour l’informer de leur barbarie ; mais elle ne lui a pas marqué le misérable état de sa santé. Dans la foiblesse où elle est, ses alarmes, du côté de son stupide frère, lui font désirer d’être à Londres. Sans cet accident, et, ce que tu auras peine à croire, sans mes persuasions, qui viennent de l’état où je la vois, elle serait partie dès aujourd’hui ; mais, s’il ne lui arrive rien de plus fâcheux, le jour est fixé à mercredi. Deux mots, je t’en prie, sur ta grave prédication. " tu commences à trembler sérieusement pour la belle ; et c’est un miracle, dis-tu, si elle me résiste. Avec la connaissance que nous avons de ce sexe, tu craindrais, à ma place, de pousser plus loin l’épreuve, dans la crainte du succès. Et, dans un autre endroit, si tu plaides, me dis-tu, pour le mariage, ce n’est point par aucun goût que tu aies à te reprocher pour cet état ". Plaisant avocat ! Tu n’as jamais été heureux dans tes raisonnemens. Toutes les pauvretés rebattues dont ta lettre est remplie en faveur de l’état conjugal, ont-elles autant de force que cet aveu doit en avoir contre ta propre thèse ? Tu prends beaucoup de peine à me convaincre que, dans la disgrâce et les chagrins où cette belle personne est comme ensévelie, (tu m’avoueras, j’espère, que c’est la faute de ses implacables parens, et non la mienne), l’épreuve que je me propose est injuste. Moi, je te demande si l’infortune n’est pas le creuset de la vertu ? Pourquoi veux-tu que mon estime ne porte pas sur un mérite éprouvé ? Mon intention n’est-elle pas de la récompenser par le mariage, si elle résiste à l’épreuve ? Il est inutile de me jeter dans des répétitions. Relis, beau raisonneur, relis ma longue lettre du 13. Tu trouveras que je détruis d’avance toutes tes objections jusqu’à la dernière syllabe. Cependant, ne me crois pas fâché contre toi. J’aime l’opposition. Comme le feu est l’épreuve de l’or, et la tentation celle de la vertu, l’opposition est celle de l’homme d’esprit. Avant que tu te fusses érigé en avocat de la belle, n’ai-je pas mis dans ta bouche quantité d’objections contre mon entreprise, uniquement pour me relever moi-même en te prouvant que tu n’y entends rien ? à peu-près comme Homère forme des champions, et leur donne des noms terribles pour leur faire casser la tête par ses héros. Prends néanmoins une bonne fois cet avis pour règle : " il faut être bien sûr d’avoir raison, lorsqu’on entreprend de corriger son maître ". Mais, pour revenir à mon sujet, observe avec moi que, de quelque manière que mes vues puissent tourner, cette lettre violente que ma charmante a reçue de sa sœur, avance mes progrès au moins d’un mois. Je