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deux, je tremblerais de pousser plus loin l’épreuve, dans la crainte du succès ; sur-tout si j’étais persuadé que personne n’a plus de vertu qu’elle au fond du cœur. Et remarque, Lovelace, que, dans sa situation, l’épreuve est injuste, parce qu’elle n’est pas égale. Considère la profondeur de ta malice et de tes ruses ; considère les occasions, qui se renouvelleront sans cesse, en dépit d’elle-même, aussi long-temps que les folies de sa famille agiront de concert avec ta tête féconde en méchancetés ; considère qu’elle est sans protection ; que la maison où tu la conduis sera remplie de tes suppôts, de jeunes créatures bien élevées, jolies, adroites, d’apparence trompeuse, et difficiles à pénétrer lorsqu’elles se masquent, sur-tout pour une jeune personne sans expérience, et qui ne connaît pas la ville : attache-toi, dis-je, à toutes ces considérations, et dis-moi quelle gloire, quel sujet de triomphe tu te promets à la faire succomber ? Toi, un homme né pour l’intrigue, plein d’inventions, intrépide, sans remords, capable de veiller patiemment l’occasion ; un homme qui compte pour rien les sermens qu’il fait aux femmes ; l’innocente victime attachée scrupuleusement aux siens, incapable de ruse, disposée par conséquent à bien juger d’autrui : je regarderais comme un miracle, qu’elle pût tenir ferme contre le tentateur et contre la tentation, au milieu de tant de piéges dont tu veux l’environner. Après tout, lorsque, sans aucune sollicitation, notre sexe est si fragile, je ne sais pas pourquoi l’on exige tant des femmes, qui sont nées des mêmes pères et des mêmes mères, et composées des mêmes ingrédiens, avec la seule différence de l’éducation ; ni quelle si grande gloire on trouve à les vaincre. Ne peut-il pas exister, me demandes-tu, quelqu’autre Lovelace, qui, séduit par les charmes de sa beauté entreprenne de triompher d’elle ? Non, c’est ma réponse. à tout prendre, figure, esprit, fortune, caractère, il est impossible qu’il y ait jamais d’homme tel que toi. Si tu croyais que la nature te pût donner un rival, je connais ton infernal orgueil ; tu t’en estimerais moins. Mais je veux parler de ta passion dominante, la vengeance ; car l’amour (quel peut-être l’amour d’un libertin ?) ne tient que le second rang dans ton cœur, comme je te l’ai soutenu assez souvent, malgré la fureur où je t’ai mis contre moi. Quels misérables prétextes pour te venger d’une maîtresse, que les peines qu’il t’en a coûté pour l’enlever ! J’accorde, si tu veux, qu’en demeurant elle aurait couru grand risque d’être la femme de Solmes ; je te passe ses conditions, que tu as su faire tourner cruellement contre elle-même, et la préférence qu’elle a toujours donnée au célibat. Si c’est autre chose que des prétextes, pourquoi ne rends-tu pas grâces à ceux qui l’ont comme jetée entre tes mains ? D’ailleurs, tout ce que tu allègues pour autoriser ton épreuve, n’est-il pas fondé, avec autant de contradiction que d’ingratitude, sur la supposition d’une faute dont elle ne deviendrait coupable qu’en ta faveur ? Mais, pour confondre entièrement toutes tes pauvres raisons de cette nature, je te demande ce que tu penserais d’elle, si c’était volontairement qu’elle eût pris la fuite avec toi. Tu l’en aimerais mieux, peut-être, en qualité de maîtresse ; mais, pour en faire ta femme, disconviendras-tu qu’elle te plairait la moitié moins ? Qu’elle t’aime, méchant comme tu es, et cruel comme un tigre, je ne