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vous étiez déjà fort éloignée. Cependant ils s’assemblèrent tous, ils coururent vers la porte du jardin, et quelques-uns, sans s’arrêter, jusqu’aux traces du carrosse. Ils se firent raconter, dans le lieu même, toutes les circonstances de votre départ. Alors il s’éleva une lamentation générale, accompagnée de reproches mutuels, et de toutes les expressions de la douleur et de la rage, suivant les caractères et le fond des sentimens. Enfin ils revinrent comme des fous, ainsi qu’ils étoient partis. Votre frère demanda d’abord des chevaux et des gens armés pour vous poursuivre. Solmes et votre oncle Antonin devaient être de la partie. Mais votre mère et Madame Hervey combattirent ce dessein, dans la crainte d’ajouter mal sur mal, et persuadées que Lovelace n’aurait pas manqué de prendre des mesures pour le soutien de son entreprise ; sur-tout lorsque le domestique eut déclaré qu’il vous avait vu fuir avec lui de toutes vos forces, et qu’à peu de distance le carrosse était environné de cavaliers bien armés. J’ai eu l’obligation de l’absence de ma mère à ses soupçons. Elle s’est défiée que les Knolles prêtaient la main à notre correspondance ; et sur le champ elle s’est déterminée à leur rendre une visite. Vous voyez qu’elle entreprend bien des choses à la fois. Ils lui ont promis de ne plus recevoir aucune lettre de nous, sans sa participation. Mais Hickman a mis dans nos intérêts un laboureur nommé Filmer, assez voisin de notre maison, qui nous rendra plus fidèlement le même service. C’est-là que vous adresserez désormais vos lettres, sous enveloppe : à M Jean Soberton ; Hickman se chargera lui même de les prendre, et d’y porter les miennes. Je lui fournis des armes contre moi, en lui donnant l’occasion de me rendre un si grand service. Il en paraît déjà fier. Qui sait s’il n’en prendra pas droit de se donner bientôt d’autres airs ? Il ferait mieux de considérer qu’une faveur à laquelle il aspirait depuis long-temps, le met dans une situation fort délicate. Qu’il y prenne garde. Celui qui a le pouvoir d’obliger, peut désobliger aussi. Mais il est heureux pour certaines gens de n’avoir pas même le pouvoir d’offenser. Je prendrai patience quelque tems, si je le puis, pour voir si tous ces mouvemens de ma mère s’appaiseront d’eux-mêmes ; mais je vous jure que je ne souffrirai pas toujours la manière dont je suis traitée. Je suis quelquefois tentée de croire que son dessein est de me chagriner volontairement, pour me faire souhaiter plus tôt un mari. Si j’en étais sûre, et si je venais à découvrir qu’Hickman fût dans le complot, pour s’en faire un mérite auprès de moi, je ne le verrais de ma vie. De quelque ruse que je soupçonne le vôtre, plût au ciel que vous fussiez mariée ! C’est-à-dire en état de les braver tous, et de ne pas vous voir réduite à vous cacher ou à changer continuellement de retraite. Je vous conjure de ne pas manquer la première occasion qui pourra s’offrir honnêtement. Voici les importunités de ma mère qui recommencent. Nous nous sommes vues d’un air assez froid, je vous assure. Je lui conseille de ne pas prendre long-temps avec moi cet air d’Harlove . Je ne le souffrirai pas. Que j’ai de choses à vous écrire ! à peine sai-je par où commencer. J’ai la tête si pleine, que mon esprit semble rouler sur tant de sujets. Cependant j’ai pris le parti, pour être libre, de me retirer dans un coin du jardin. Que le ciel ait pitié de ces mères ! S’imaginent-elles que c’est par leurs soupçons, par leur vigilance et leur mauvaise humeur,