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observé qu’après m’être approché du jardin de son père à la distance d’un mille, et sans avoir eu l’occasion de la voir, je ne retournais pas de bonne grâce à nos plaisirs ordinaires ? Ne mérite-t-elle pas d’en porter la peine ? Réduire un honnête homme à l’hypocrisie, quelle tyrannie insupportable ! D’ailleurs, tu sais fort bien que la friponne m’a joué plus d’une fois, et qu’elle n’a pas fait scrupule de manquer à des rendez-vous promis. N’as-tu pas été témoin de la fureur que j’en ai ressentie ? N’ai-je pas juré, dans mes emportemens, d’en tirer vengeance ? Et, parjure pour parjure, s’il faut que j’en commette un en répondant à son attente ou en suivant mes inclinations, ne suis-je pas en droit de dire comme Cromwel : " il s’agit de la tête du roi ou de la mienne, et le choix est en mon pouvoir ; puis-je hésiter un moment " ? Ajoute encore que je crois appercevoir, dans sa circonspection et dans sa tristesse continuelle, qu’elle me soupçonne de quelque mauvais dessein : et je serais fâché qu’une personne que j’estime fût trompée dans son attente. Cependant, cher ami, qui pourrait penser sans remords à se rendre coupable de la moindre offense, contre une créature si noble et si relevée ? Qui n’aurait pas pitié ?… mais, d’autre part, si lente à se fier à moi, quoiqu’à la veille de se voir forcée de prendre un homme dont la seule concurrence est une disgrâce pour ma fierté ! Et d’une humeur si chagrine, à présent qu’elle a franchi le pas ! Quel droit a-t-elle donc à ma pitié, sur-tout à une pitié dont son orgueil serait infailliblement blessé ? Mais je ne prends pas de résolution. Je veux voir à quoi son inclination sera capable de la porter, et quel mouvement je recevrai aussi de la mienne. Il faut que le combat se fasse avec égalité d’avantage. Malheureusement pour moi, chaque occasion que j’ai de la voir me fait sentir que son pouvoir augmente, et que le mien s’affoiblit. Cependant, quelle folle petite créature, de vouloir attendre, pour m’accorder sa main, que je sois un homme réformé ; et que ses implacables parens deviennent traitables, c’est-à-dire qu’ils changent de nature ! Il est vrai que, lorsqu’elle m’a prescrit toutes ces loix, elle ne pensait guère que, sans aucune condition, mes ruses la feraient sortir hors d’elle-même . C’est l’expression de cette chère personne, comme je te le raconterai dans un autre lieu. Quelle est ma gloire, de l’avoir emporté sur sa vigilance et sur toutes ses précautions ! J’en suis plus grand de la moitié, dans ma propre imagination. Je laisse tomber mes regards sur les autres hommes, du haut de ma grandeur et d’un air de supériorité sensible ; ma vanité approche de l’extravagance. En un mot, toutes les facultés de mon ame sont noyées dans la joie. Lorsque je me mets au lit, je m’endors en riant. Je ris, je chante à mon réveil. Cependant je ne saurais dire que j’aie rien en vue de fort proche : et pourquoi ? Parce qu’on ne me trouve point encore assez réformé. Je t’ai dit dans le tems, si tu t’en souviens, combien cette restriction pouvait tourner au désavantage de la belle, si je pouvais l’engager une fois à quitter la maison de son père, et si je me trouvais disposé à la punir tout ensemble et des fautes de sa famille, et des peines infinies que je l’accuse elle-même de m’avoir causées. Elle ne s’imagine guère que j’en aie tenu le compte ; et que, lorsque je me sentirai trop attendri en sa