Page:Richardson - Clarisse Harlove, I.djvu/389

Cette page n’a pas encore été corrigée

est demeuré à nous regarder sans nous poursuivre ; comment il ne s’est pas hâté de jeter l’alarme dans la maison ? Ma frayeur et l’éloignement ne m’ont pas permis de le bien distinguer ; mais réellement plus je me rappelle son air, plus je suis porté à croire que c’était ce perfide Joseph Léman . Ah ! Pourquoi, pourquoi, mes chers amis… mais ai-je raison de les blâmer, lorsque j’étais parvenue à croire moi-même, avec assez de vraisemblance, que cette redoutable épreuve du mercredi pouvait tourner plus heureusement pour moi que le parti de la fuite ; et que, dans l’intention de mes proches, c’était peut-être la dernière que je devais essuyer ? Plût au ciel que je l’eusse attendue ! Du moins, si j’avais remis jusqu’alors la démarche où je me suis laissé engager, et dans laquelle peut-être je ne me suis précipitée que par une indigne crainte, je n’aurais pas tant à souffrir du repos de mon cœur ; et ce serait un mortel fardeau dont je serais soulagée ! Vous savez, ma chère, que votre Clarisse a toujours dédaigné de justifier ses terreurs par celles d’autrui. J’implore le pardon du ciel pour ceux qui m’ont traitée cruellement ; mais leurs fautes ne peuvent me servir d’excuses, et les miennes n’ont pas commencé d’aujourd’hui ; car je n’ai jamais dû entretenir de correspondance avec M Lovelace . ô le vil séducteur ! Que mon indignation s’elève quelquefois contre lui ! Conduire ainsi de mal en mal une jeune créature… qui a fait, à la vérité, trop de fond sur ses propres forces ! Ce dernier pas est la suite, quoiqu’éloignée, de ma dernière faute, d’une correspondance qu’un père du moins m’avait défendue. Combien n’aurais-je pas mieux fait, lorsque ses premières défenses tombèrent sur les visites, d’alléguer à Lovelace une autorité à laquelle je devais être soumise, et d’en prendre occasion pour refuser de lui écrire ? Je crus alors qu’il dépendrait toujours de moi d’interrompre ou de continuer ce commerce. Je me supposai plus obligée que tout autre, de me rendre comme l’arbitre de cette querelle. Aujourd’hui je trouve ma présomption punie, comme le sont la plupart des autres désordres, c’est-à-dire, par elle-même ! à l’égard de cette dernière témérité, je vois, depuis qu’il est trop tard, comment la prudence m’obligeait de me conduire. Comme je n’avais qu’une voie pour lui communiquer mes intentions, et qu’il savait parfaitement où j’en étais avec mes amis, je devais peu m’embarrasser s’il avait reçu ma lettre, sur-tout après m’être réservé la liberté de me rétracter. Lorsqu’arrivant à l’heure marquée, il ne m’aurait pas vue répondre au signal, il n’aurait pas manqué de se rendre au lieu qui servait à notre correspondance ; et ma lettre qu’il y aurait trouvée, l’aurait convaincu par sa date que c’était sa faute, s’il ne l’avait pas reçue plutôt. Mais, gouvernée par les mêmes motifs qui m’avoient fait consentir d’abord à lui écrire, une fausse prévoyance me fit craindre que, me voyant manquer à l’entrevue, il ne s’exposât à de nouvelles insultes, qui auraient pu le rendre coupable de quelque violence. Il prétend, à la vérité, que ma crainte était juste, comme j’aurai occasion de vous l’apprendre ; mais ce n’était alors qu’une simple crainte ; et pour éviter un mal supposé, devais-je me précipiter dans une faute réelle ? Ce qui m’humilie le plus, c’est de reconnaître aujourd’hui, par toute sa conduite, qu’il faisait autant de fond sur ma foiblesse, que j’en faisais sur mes propres forces. Il ne s’est pas trompé dans le jugement qu’il a porté de moi, tandis que