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Mes yeux se tournaient en même temps autour de moi, devant, derrière, attendant d’un côté un frère, et des oncles furieux, des domestiques armés de l’autre, peut-être un père étincellant de fureur, plus terrible que l’épée même que je voyais nue, et que toutes celles que j’appréhendois. Je courais aussi vîte que mon guide ou mon ravisseur, sans m’appercevoir de ma course. Le transport de ma crainte donnait des ailes à mes pieds, en m’ ôtant le pouvoir de la réflexion. Je n’aurais distingué ni les lieux, ni les chemins, si je n’eusse été tirée continuellement avec la même force ; sur-tout lorsque, ne cessant point de tourner la tête, j’aperçus un homme, qui devait être sorti par la porte du jardin, et qui nous suivait des yeux, en s’agitant beaucoup, et paroissant en appeler d’autres que l’angle d’un mur m’empêchait de voir ; mais que mon imagination me faisait prendre pour mon père, mon frère, mes oncles et tous les domestiques de la maison. Dans cet excès de frayeur, je perdis bientôt de vue la porte du jardin. Alors, quoique tous deux hors d’haleine, Lovelace prit mon bras sous le sien, son épée nue dans l’autre main, et me fit courir encore plus vîte. Ma voix néanmoins contredisait mon action. Je ne cessai pas de crier, non, non, non, et de m’agiter, et de tourner la tête aussi long-temps que je pus voir les murs du jardin et du parc. Enfin j’arrivai au carrosse de son oncle, qui était escorté par quatre hommes à cheval. Permettez, ma chère Miss Howe , que je suspende ici ma relation. à ce triste endroit de mon récit, j’ai devant les yeux toute mon indiscrétion, qui se présente à moi comme en face. Les pointes de la confusion et de la douleur me paroissent aussi vives que celle d’un poignard dont j’aurais le cœur percé. Faut-il que j’aie consenti si follement à une entrevue qui, avec un peu de réflexion sur son caractère et sur le mien, ou simplement sur les circonstances, devait me faire juger que c’était me livrer à ses résolutions, et me mettre hors d’état de soutenir les miennes ! Car ne devais-je pas prévoir que, se croyant avec raison dans le danger de perdre une personne qui lui avait coûté tant d’inquiétudes et de peines, il n’épargnerait rien pour empêcher qu’elle ne sortît de ses mains ? Que n’ignorant pas l’engagement où je m’étais mise de renoncer à lui pour jamais, à la seule condition dont je faisais dépendre ma réconciliation avec ma famille, il s’efforcerait de m’ ôter à moi-même le pouvoir de l’exécuter ? En un mot, que celui qui avait eu l’artifice de ne pas prendre ma lettre (car il n’y a pas d’apparence, ma chère, que tous ses pas aient été si soigneusement observés), dans la crainte d’y trouver un contr’ordre (comme j’en avois fort bien jugé, quoique par d’autres craintes j’aie mal profité de cette réflexion) manquât d’adresse pour me retenir, jusqu’à ce que la crainte d’être découverte me mît dans la nécessité de le suivre, pour éviter un redoublement de persécution, et les malheurs qui pouvaient arriver à ma vue. Mais si je venais à découvrir que l’homme qui s’est fait voir à la porte du jardin fût le même traître qu’il a corrompu, et qu’il l’eût employé à me jeter dans l’épouvante, croyez-vous, ma chère, que ce ne fût pas pour moi une raison de le détester, et de me haïr encore plus moi-même ? Je veux me persuader que son cœur n’est pas capable d’une ruse si noire et si basse. Cependant m’aiderez-vous à expliquer pourquoi je n’ai vu paraître qu’un seul homme hors du jardin ; comment cet homme