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d’un frère et d’une sœur ; mais, si cette conjecture est juste, il demeure vrai qu’ils m’ont tendu le plus noir de tous les pièges, et que j’ai eu le malheur d’y tomber. C’est pour eux, s’ils en sont coupables, un double sujet de triomphe, pour la ruine d’une sœur qui ne leur a jamais fait ni souhaité de mal. Mes raisonnemens ne purent diminuer la crainte du mercredi, sans augmenter beaucoup celle de l’entrevue. C’était alors, non-seulement le plus proche, mais le plus grand de mes maux ; le plus grand, à la vérité, parce qu’il était le plus proche : car, dans le trouble où j’étais, je pensais peu à l’évènement dont j’étais menacée. M Lovelace n’ayant pas reçu ma lettre, je m’attendais sans doute à quelque dispute avec lui ; mais, après avoir tenu ferme contre une autorité respectable, lorsqu’elle m’avait paru blesser les droits de la justice et de la raison, je devais me fier à mes forces, dans une épreuve inférieure, sur-tout ayant à me plaindre de la négligence qu’on avait marquée pour ma lettre. Un instant fait quelquefois la décision de notre sort ! Si j’avais eu deux heures de plus, pour continuer mes réflexions, et pour les étendre par ces nouvelles lumières… peut-être me serais-je bornée alors à lui donner un rendez-vous. Imprudente que je suis ! Qu’avais-je besoin de lui faire espérer que, s’il m’arrivait de changer de pensée, je lui en expliquerais personnellement les raisons ? Hélas ! Ma chère, un caractère obligeant est un dangereux présent du ciel : en s’occupant de la satisfaction d’autrui, il fait souvent oublier ce qu’on se doit à soi-même. La cloche s’étant fait entendre pour le dîner des domestiques, Betty vint prendre mes ordres, en me répétant qu’elle serait employée l’après-midi, et qu’on s’attendait que je ne quitterais pas le jardin sans avoir reçu la permission de remonter à mon appartement. Je lui fis diverses questions sur la cascade qui avait été réparée depuis peu ; et je témoignai quelque désir de la voir jouer, dans le dessein (quelle adresse pour me tromper moi-même, comme l’évènement l’a vérifié !) qu’à son retour elle fût portée à me chercher dans cette partie du jardin, qui est fort éloignée de celle où elle me laissoit. à peine avait-elle eu le temps de rentrer au château, que j’entendis le premier signal. Mon agitation fut extrême ; mais il n’y avait pas de tems à perdre. Je m’avançai vers la porte, et, ne voyant personne aux environs, je tirai le verrouil ; il avait déja ouvert avec sa clé : la porte ayant cédé au moindre mouvement, je me trouvai vis-à-vis d’un homme qui m’attendait avec l’air d’impatience le plus tendre et le plus animé. Un effroi, plus mortel que je ne puis le représenter, se saisit de tous mes sens. Je me crus prête à m’évanouir. Les mouvemens de mon cœur me semblaient convulsifs : j’étais si tremblante, que, s’il ne m’eût présenté le bras pour me servir d’appui, je n’aurais pu me soutenir sur mes jambes. Ne craignez rien, très-chère Clarisse ! me dit-il d’un ton passionné. Au nom de vous-même, commencez par vous rassurer contre la crainte. Le carrosse est à deux pas : cette charmante condescendance me lie à vous au-delà de mes expressions et de toute reconnaissance. Mes esprits reprenant un peu leur cours, tandis qu’il me tenait la main, et qu’il me tirait après lui, ah ! M Lovelace , lui dis-je, je ne puis absolument vous suivre ; comptez que je ne le puis ; je vous l’ai marqué par une lettre ; laissez-