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reproches assez amers, rentrerait aussi dans les bonnes grâces de tout le monde. Douterez-vous, ma chère amie, que cette épreuve ne soit la plus redoutable que j’ai encore essuyée ? Ma tante m’a fait cette peinture avec des couleurs si vives, que, malgré toute l’impatience où j’étais auparavant, je n’ai pu me défendre d’en être extrêmement touchée. Cependant, je n’ai pu lui témoigner que par mes soupirs et par mes larmes, combien je désirais cet heureux évènement, s’il pouvait arriver à des conditions que j’eusse le pouvoir d’accepter. Je vois venir deux de nos gens, qui m’apportent mon dîner. On me laisse libre. Je touche au moment de l’entrevue. Le ciel, par bonté pour moi, ne fera-t-il pas naître quelque obstacle qui arrête Lovelace ? Ah ! Puisse-t-il ne pas venir ! Mais dois-je ou ne dois-je pas le voir ? Que fais-je ? Ma chère, je vous interroge, comme si je pouvais espérer votre réponse. Betty, suivant l’idée que j’ai fait naître à ma tante, m’a dit qu’elle devait être employée cette après-midi ; qu’elle aurait beaucoup de regret qu’on découvrît quelque chose ; mais qu’on n’avait en vue que mes véritables intérêts, et qu’avant mercredi il dépendrait de moi d’obtenir un pardon général. L’effrontée, pour s’empêcher de rire, s’est mis alors un coin de son tablier dans la bouche, et s’est hâtée de se retirer. à son retour pour desservir, je lui ai fait un reproche de son insolence. Elle m’a fait des excuses ; mais… mais… (recommençant à rire) elle ne pouvait se retenir, m’a-t-elle dit, lorsqu’elle pensait que je m’étais livrée moi-même par mes longues promenades, qui avoient fait naître l’idée de visiter ma chambre. Elle avait fort bien jugé qu’il y avait quelque dessein formé, lorsqu’elle avait reçu ordre de me faire apporter mon dîner au jardin. Il fallait convenir que mon frère était admirable pour l’invention. M Lovelace même, qui passait pour avoir tant d’esprit, ne l’avait pas si vif et si fertile. Ma tante accuse M Lovelace de se vanter de ses desseins devant ses domestiques. Peut-être a-t-il ce défaut. Mais, pour mon frère, il s’est toujours fait une gloire de paraître homme de mérite et de savoir aux yeux des nôtres. J’ai souvent pensé qu’on peut dire de l’orgueil et de la bassesse, comme de l’esprit et de la folie, qu’elles s’allient ordinairement, ou qu’elles se touchent de fort près. Mais pourquoi m’arrêter aux folles idées d’autrui, dans des momens où j’ai l’esprit si plein d’une véritable inquiétude ? Cependant je voudrais, s’il était possible, oublier cette entrevue, qui est le plus proche de mes maux. Je crains que, m’en étant trop occupée d’avance, je ne sois moins propre à la soutenir, et que mon embarras ne donne sur moi d’autant plus d’avantage, qu’on aura quelque apparence de raison pour me reprocher de l’inconstance dans mes résolutions. Vous savez, ma chère, que le droit de faire un juste reproche donne une sorte de supériorité à celui qui peut l’exercer ; tandis que le témoignage d’une conscience embarrassée jette le coupable dans l’abattement. Ne doutez pas que cet esprit fier et hardi ne se rende, s’il le peut, et son juge et le mien. Il ne réussira pas facilement à m’en imposer ; mais je prévois que notre conversation ne sera pas tranquille. Après tout, je m’en embarrasse peu. Il serait bien étrange qu’après avoir eu la fermeté de résister à ma famille… qu’entends-je ? Il est à la porte du jardin… je