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foi, qu’un certain brigand (elle m’a priée d’excuser ce terme) avait attroupé d’autres gens de son espèce, pour attendre sur le chemin mon frère et mes oncles, et pour m’enlever. Sûrement, m’a-t-elle dit, vous ne consentez pas à une violence qui peut être suivie de quelque meurtre d’un côté ou de l’autre, et même des deux côtés. Je ne cessais pas de garder le silence. Votre père, plus irrité qu’auparavant, a renoncé au dessein de vous envoyer chez votre oncle. Il est résolu de s’y rendre lui-même mardi prochain, avec votre mère ; et pourquoi vous déguiser une résolution dont l’exécution est si proche ? Il n’est pas question de disputer plus long-temps ; c’est mercredi que vous donnerez la main à M Solmes. Elle a continué de me dire que les ordres étoient déjà donnés pour les permissions ecclésiastiques : que la cérémonie devait être célébrée dans ma chambre, sous les yeux de tous mes amis, à l’exception de mon père et de ma mère, qui se proposaient de ne revenir qu’après la célébration, et de ne me voir que sur les bons témoignages qu’on leur rendrait de ma conduite. Reconnaissez-vous, ma chère, les mêmes avis que j’ai reçus de Lovelace ? Mon silence durait encore, ou n’était interrompu que par de violens soupirs. Elle n’a pas épargné les réflexions qu’elle a crues propres à me consoler, telles que de me représenter le mérite de l’obéissance ; de me dire que si je le désirais, Madame Norton serait présente à la cérémonie ; que, pour un caractère tel que le mien, le plaisir de réconcilier mes amis, et de recevoir leurs félicitations, devait l’emporter sur un aveugle sentiment du cœur, et sur le goût sensuel de la figure : que l’amour était un effet passager de l’imagination, une chimère honorée d’un beau nom, lorsqu’il ne portait pas sur la vertu et les bonnes mœurs ; qu’un choix auquel il avait présidé seul était rarement heureux, ou ne l’était pas long-temps ; ce qui n’était pas fort surprenant, parce que le propre de cette folle passion était de grossir le mérite de son objet, et d’en faire disparaître les défauts ; d’où il arrivait qu’une intime familiarité le dépouillant de ses perfections imaginaires, les deux parties demeuraient souvent étonnées de leur erreur, et l’indifférence prenait la place de l’amour : que les femmes donnaient trop d’avantage aux hommes, et leur inspiraient trop de vanité, lorsqu’elles se reconnaissaient vaincues par le cœur ; que cette préférence déclarée faisait naître ordinairement l’insolence et le mépris ; au lieu que dans un homme qui se croyait obligé à sa femme des sentimens qu’elle prenait pour lui, on ne voyait ordinairement que de la reconnaissance et du respect. Vous croyez, m’a-t-elle dit, que vous ne sauriez être heureuse avec M Solmes : votre famille pense autrement. Et, d’un autre côté, elle ne doute pas que vous ne fussiez malheureuse avec M Lovelace, dont on sait que les mœurs sont fort corrompues. Supposons qu’avec l’un ou l’autre, votre sort fût également de ne pas être heureuse ; je vous demande si ce ne serait pas pour vous une consolation extrême de pouvoir penser que vous n’avez suivi que le conseil de vos parens ; et quelle mortification ce serait, au contraire, d’avoir à vous reprocher que votre malheur est votre propre ouvrage ?