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Mon père, qui a voyagé dans sa jeunesse, avoua que ses observations étoient curieuses, et qu’elles marquaient beaucoup de lecture, de jugement et de goût. Telle fut l’origine d’une sorte de correspondance qui s’établit entre lui et moi, avec l’approbation générale ; tandis qu’on ne cessait pas d’admirer, et qu’on prenait plaisir à voir sa patiente vénération pour moi ; c’est ainsi que tout le monde la nommoit. Cependant on ne doutait pas qu’il ne se rendît bientôt plus importun, parce que ses visites devenaient plus fréquentes, et qu’il ne déguisa point à ma tante Hervey, une vive passion pour moi, accompagnée, lui dit-il, d’une crainte qu’il n’avait jamais connue, à laquelle il attribuait ce qu’il nomma sa soumission apparente aux volontés de mon père, et la distance où je le tenais de moi. Au fond, ma chère, c’est peut-être sa méthode ordinaire avec notre sexe ; car n’a-t-il pas eu d’abord les mêmes respects pour ma sœur ; en même-tems, mon père qui s’attendait à se voir importuné, tenait prêt tous les rapports qu’on lui avait faits à son désavantage, pour lui en faire autant d’objections contre ses vues. Je vous assure que ce dessein s’accordait avec mes désirs. Pouvais-je penser autrement ? Et celle qui avait rejeté M Wyerley , parce que ses opinions étoient trop libres, n’aurait-elle pas été inexcusable de recevoir les soins d’un autre, dont les actions l’étoient encore plus ? Mais je dois avouer que, dans les lettres qu’il m’écrivait sur le sujet général, il en renferma plusieurs fois une particulière, où il me déclarait les sentimens passionnés de son estime, en se plaignant de ma réserve avec assez de chaleur. Je ne lui marquai pas que j’y eusse fait la moindre attention. Ne lui ayant jamais écrit que sur des matières communes, je crus devoir passer sur ce qu’il m’écrivait de particulier, comme si je ne m’en étais point aperçue ; d’autant plus que les applaudissemens qu’on donnait à ses lettres, ne me laissaient plus la liberté de rompre notre correspondance sans en découvrir la véritable raison. D’ailleurs, au travers de ses respectueuses assiduités, il était aisé de remarquer, quand son caractère aurait été moins connu, qu’il était naturellement hautain et violent ; et j’avais assez souffert de cet esprit intraitable dans mon frère, pour ne pas l’aimer beaucoup dans un homme qui espérait m’appartenir encore de plus près. Je fis un petit essai de cette humeur, dans l’occasion même dont je parle. Après avoir joint, pour la troisième fois, une lettre particulière à la lettre générale, il me demanda, dans sa première visite, si je ne l’avais pas reçue. Je lui dis que je ne ferais jamais de réponse aux lettres de cette nature, et que j’avais attendu l’occasion qu’il m’offrait pour l’en assurer. Je le priai de ne m’en plus écrire, et je lui déclarai que, s’il le faisait encore, je lui renverrais les deux lettres, et qu’il n’aurait plus une ligne de moi. Vous ne sauriez vous imaginer l’air d’arrogance qui se peignit dans ses yeux, comme si ç’eût été lui manquer que de n’être plus sensible à ses soins, ni ce qu’il lui en coûta, lorsqu’il se fut un peu remis, pour faire succéder un air plus doux à cet air hautain. Mais je ne lui fis pas connaître que je me fusse aperçue de l’un ni de l’autre. Il me sembla que le meilleur parti, c’était de le convaincre, par la froideur et l’indifférence avec laquelle j’arrêtais des espérances trop promptes, sans affecter néanmoins d’orgueil ni de vanité, qu’il n’était pas assez considé