Page:Richardson - Clarisse Harlove, I.djvu/239

Cette page n’a pas encore été corrigée

ils se relâchent ! Mais mon frère et ma sœur ont tant d’influence dans la famille, sont si déterminés, si piqués d’honneur à l’emporter, que je désespère de ce changement. Cependant, s’il n’arrive point, je vous avoue que je ne ferais pas difficulté d’embrasser toute protection dont je n’aurais pas de déshonneur à craindre, pour me délivrer, d’un côté, des persécutions présentes, et de l’autre, pour ne donner à Lovelace aucun avantage sur moi. Je suppose toujours qu’il ne me reste point d’autre ressource ; car avec la moindre espérance, je regarderais ma fuite comme une action des plus inexcusables, quelque honneur et quelque sûreté que je puisse trouver dans mes protections. Malgré ses sentimens, que je crois aussi justes qu’ils sont sincères, la bonne foi de l’amitié m’oblige de reconnaître que je ne sais pas ce que j’aurais fait, si votre avis eût été fixe et concluant. Que n’avez-vous été témoin, ma chère, de mes différentes agitations, à la lecture de votre lettre ? Lorsque, dans un endroit, vous m’avertissez du danger dont je suis menacée chez mon oncle ; que dans un autre, vous avouez que vous n’auriez pas été capable de souffrir tout ce que j’ai souffert, et que vous préféreriez tous les maux possibles, à celui d’épouser un homme que vous haïriez ; que dans un autre, néanmoins, vous me représentez ce que ma réputation aurait à souffrir aux yeux du public, et la nécessité où je serais de justifier ma conduite aux dépens de mes proches ; que, d’un autre côté, vous me faites envisager la figure indécente que je ferais dans un mariage forcé, obligée de prendre un visage tranquille, de prodiguer de fausses caresses, de faire un personnage d’hypocrite, avec un homme pour lequel je n’aurais pas de l’aversion, et que mes déclarations passées autant que le sentiment de son indignité propre, (s’il était capable du moins de ce sentiment), rempliraient d’une juste défiance ; la nécessité où vous jugez que je serais de lui témoigner d’autant plus de tendresse que je m’y sentirais moins disposée ; tendresse, si j’étais capable de cette dissimulation, qui ne pourrait être attribuée qu’aux plus vils motifs, puisqu’il serait trop visible que l’amour du caractère ou de la figure n’y aurait aucune part : ajoutez la bassesse de son ame ; le poison de la jalousie, qui l’infecterait bientôt ; sa répugnance à pardonner, entretenue par le souvenir des marques de mon aversion et d’un mépris que j’ai fait éclater volontairement pour éteindre ses désirs ; une préférence déclarée par le même motif, et la gloire qu’il attache à faire plier et à réduire une femme sur laquelle il aurait acquis un empire tyrannique… si vous m’aviez vue, dis-je, dans toutes les agitations dont je n’ai pu me défendre à cette lecture, tantôt m’appuyant d’un côté, tantôt de l’autre, un moment incertaine, un moment remplie de crainte, irritée, tremblante, irrésolue, vous auriez reconnu le pouvoir que vous avez sur moi, et vous auriez eu raison de croire que, si vos conseils avoient été plus positifs, je me serais laissée entraîner par la force de votre détermination. Concluez de cet aveu, ma chère, que je suis bien justifiée sur ces saintes loix de l’amitié qui demandent une parfaite ouverture de cœur, quoique ma justification se fasse peut-être aux dépens de ma prudence. Mais après de nouvelles considérations, je répète, qu’aussi long-temps qu’il me sera permis de demeurer dans la maison de mon père, il n’y aura que les dernières extrémités qui puissent me la faire quitter ; et que je ne m’attacherai qu’à suspendre, s’il est possible, par d’honnêtes prétextes, l’ascendant de mon mauvais sort jusqu’au retour de M Morden.