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femmes, qu’on estimait passables, lui étaient fort inférieures. On avait toujours jugé sa figure agréable. Elle voulait bien m’apprendre que l’agrément, n’ayant pas tant à perdre que la beauté, était ordinairement plus durable ; et se tournant encore vers le miroir : certainement ses traits n’étaient pas irréguliers, ses yeux n’étaient pas mal ». Je me souviens en effet que, dans cette occasion, ils avaient quelque chose de plus brillant qu’à l’ordinaire. Enfin elle ne se trouva aucun défaut, « quoiqu’elle ne fût pas sûre, ajouta-t-elle, d’avoir rien d’extrêmement engageant. Qu’en dites-vous, Clary ? »

Pardon, ma chère. Il ne m’est jamais arrivé de révéler ces petites misères ; jamais, pas même à vous : et je ne parlerais pas aujourd’hui si librement d’une sœur, si je ne savais, comme vous le verrez bientôt, qu’elle se fait un mérite auprès de mon frère de désavouer qu’elle ait jamais eu du goût pour M. Lovelace. Et puis vous aimez le détail dans les descriptions, et vous ne voulez pas que je passe sur l’air et la manière dont les choses sont prononcées, parce que vous êtes persuadée, avec raison, que ces accompagnemens expriment souvent plus que les paroles.

Je la félicitai de ses espérances. Elle reçut mes complimens avec un grand retour de complaisance sur elle-même. La seconde visite de M. Lovelace parut faire sur elle encore plus d’impression. Cependant il n’eut pas d’explication particulière avec elle, quoiqu’on n’eût pas manqué de lui en ménager l’occasion. Ce fut un sujet d’étonnement ; d’autant plus qu’en l’introduisant dans notre famille, mon oncle avait déclaré que ses visites étaient pour ma sœur. Mais, comme les femmes qui sont contentes d’elles-mêmes, excusent facilement une négligence dans ceux dont elles veulent obtenir l’estime, ma sœur trouva une raison fort à l’avantage de M. Lovelace, pour expliquer son silence ; c’était pure timidité : de la timidité, ma chère, dans M. Lovelace ! Assurément, tout vif et tout enjoué qu’il est, il n’a pas l’air impudent : mais je m’imagine qu’il s’est passé beaucoup, beaucoup d’années, depuis qu’il était timide.

Cependant ma sœur s’attacha fort à cette idée. « Réellement, disait-elle, M. Lovelace ne méritait pas la mauvaise réputation qu’on lui faisait du côté des femmes. C’était un homme modeste. Elle avait cru s’apercevoir qu’il avait voulu s’expliquer. Mais une ou deux fois, lorsqu’il avait paru prêt d’ouvrir la bouche, il avait été retenu par une si agréable confusion ! Il lui avait témoigné un si profond respect ! C’était, à son avis, la plus parfaite marque de considération. Elle aimait extrêmement qu’en galanterie un homme fût toujours respectueux pour sa maîtresse. » Je crois, ma chère, que nous pensons toutes de même, et avec raison : puisque, si j’en dois juger par ce que j’ai vu dans plusieurs familles, le respect ne diminue que trop après le mariage. Ma sœur promit à ma tante Hervey d’user de moins de réserve la première fois que M. Lovelace se présenterait devant elle. « Elle n’était point de ces femmes qui se font un amusement de l’embarras d’autrui. Elle ne comprenait pas quel plaisir on peut prendre à chagriner une personne qui mérite d’être bien traitée, surtout lorsqu’on est sûre de son estime. » Je souhaite qu’elle n’eût point en vue quelqu’un que j’aime tendrement. Cependant sa censure ne serait-elle pas injuste ? Je la crois telle ; n’est-il pas vrai, ma chère ? à l’exception, peut-être, de quelques mots un peu durs[1].

  1. Cette allusion paraîtrait obscure, si l’on n’était averti d’avance qu’elle regarde la consuite de miss Howe à l’égard d’un jeune homme qui la recherchait en mariage.