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la prudence ne le permettait, lorsque je composais avec vous, par le terme de goût conditionnel , sur lequel votre raillerie s’est exercée. Mais je crois vous entendre dire : quel rapport tout ce verbiage a-t-il à la question ? Ce ne sont que de purs raisonnemens. Vous n’en avez pas moins de l’amour. En avez-vous, ou non ? L’amour, comme la maladie des vapeurs, n’en est pas moins enracinée, pour n’avoir pas de causes raisonnables auxquelles on puisse l’attribuer. Et de là vous revenez à vous plaindre de mes réserves. Eh bien donc, ma chère, puisque vous le voulez absolument, je crois qu’avec tous ses défauts, j’ai plus de goût pour lui que je ne m’en serais jamais crue capable, et plus, tous ses défauts considérés, que je ne devrais peut-être en avoir. Je crois même que les persécutions qu’on me fait souffrir peuvent m’en inspirer encore plus, sur-tout lorsque je me rappelle, à son avantage, les circonstances de notre dernière entrevue, et que, de l’autre côté, je vois chaque jour quelque nouvelle marque de tyrannie. En un mot, je vous avouerai nettement, puisqu’avec vous les explications ne peuvent être trop claires ; que, s’il ne lui manquait rien du côté des mœurs, je le préférerais à tous les hommes que j’aie jamais connus. Voilà donc, me direz-vous, ce que vous appelez un goût conditionnel ! Je me flatte, ma chère, que ce n’est rien de plus. Je n’ai jamais senti d’amour ; ainsi, je vous laisse à juger si c’en est, ou si ce n’en est pas. Mais j’ose dire que si c’en est, je ne le reconnais pas pour un aussi puissant monarque, pour un conquérant aussi indomptable que je l’ai entendu représenter ; et je m’imagine que, pour être irrésistible, il doit recevoir plus d’encouragement que je ne crois lui en avoir donné, puisque je suis bien persuadée que je pourrais encore, sans battemens de cœur, renoncer à l’un des deux hommes pour être délivrée de l’autre. Mais parlons un peu plus sérieusement. S’il était vrai, ma chère, que le malheur particulier de ma situation m’eût forcée, ou, si vous le voulez, m’eût engagée à prendre du goût pour M Lovelace, et que ce goût, à votre avis, se fût changé en amour ; vous qui êtes capable des plus tendres impressions de l’amitié, qui avez de si hautes idées de la délicatesse de notre sexe, et qui êtes actuellement si sensible aux disgrâces d’une personne que vous aimez, auriez-vous dû pousser si loin cette amie infortunée, sur un sujet de cette nature, particulièrement lorsqu’elle n’a pas cherché, comme vous croyez le pouvoir prouver par vingt endroits de mes lettres, à se tenir en garde contre votre pénétration ? Peut-être quelques railleries de bouche auraient été plus convenables, sur-tout si votre amie eût été à la fin de ses peines, et qu’elle eût affecté des airs de prude en rappelant le passé. Mais vous asseoir gaiement, comme je me le représente, pour me les écrire avec une sorte de triomphe, assurément, ma chère (et j’en parle moins pour mon intérêt que pour l’honneur de votre générosité, car je vous ai dit plus d’une fois que votre badinage me plaît,) ce n’est pas la plus glorieuse de vos actions, du moins si l’on considère la délicatesse du sujet, et celle de vos propres sentimens. Je veux m’arrêter ici, pour vous y laisser faire un peu de réflexion. Passons à la question, dont vous voulez savoir ce que je pense, sur le degré de force que la figure doit avoir pour engager notre sexe. Il me semble que, votre demande ayant rapport à moi, je dois non seulement vous expliquer mes idées en général, mais considérer aussi le sujet dans ma situation