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été traitée avec beaucoup d’indulgence, je ne suis point endurcie aux reproches, soit par le regret d’entendre censurer à mon occasion des personnes dont mon devoir est de prendre la défense, j’ai souhaité plus d’une fois qu’il eût plu au ciel de me retirer à lui dans ma dernière maladie, lorsque je jouissais de l’amitié et de la bonne opinion de tout le monde : mais plus souvent encore de n’avoir pas reçu de mon grand-père une distinction qui, suivant les apparences, m’a fait perdre l’affection de mon frère et de ma sœur, ou du moins, qui, ayant excité leur jalousie et des craintes pour d’autres faveurs de mes deux oncles, fait disparaître quelquefois leur tendresse.

La fièvre ayant quitté heureusement mon frère, et sa blessure étant en bon état, quoi qu’il n’ait pas encore risqué de sortir, je veux vous faire la petite histoire que vous désirez, avec toute l’exactitude que vous m’avez recommandée. Mais puisse le ciel nous préserver de tout nouvel événement, qui vous obligeât de la publier dans les vues pour lesquelles votre bonté vous fait craindre qu’elle ne devienne nécessaire !

Ce fut en conséquence de quelques explications entre milord M… et mon oncle Antonin que, du consentement de mon père et de ma mère, M. Lovelace rendit sa première visite à ma sœur Arabelle. Mon frère était alors en Écosse, occupé à visiter la belle terre qui lui a été laissée par sa généreuse marraine, avec une autre dans Yorkshire, qui n’est pas moins considérable. J’étais, de mon côté, à ma ménagerie[1], pour donner quelques ordres dans cette terre, que mon grand-père m’a léguée, et dont on me laisse une fois l’an l’inspection, quoique j’aie remis tous mes droits entre les mains de mon père.

Ma sœur m’y rendit visite le lendemain du jour qu’on lui avait amené M. Lovelace. Elle me parut extrêmement contente de lui. Elle me vanta sa naissance, la fortune dont il jouissait déjà, qui était de deux mille livres sterling de rente en biens clairs, comme milord M… en avait assuré mon oncle, la riche succession de ce seigneur, dont il était héritier présomptif, et ses grandes espérances du côté de Lady Sara Sadleir, et de Lady Betti Lawrance, qui ne souhaitaient pas moins que son oncle de le voir marié, parce qu’il est le dernier de leur ligne. « Un si bel homme ! Oh ! sa chère Clary[2] ! (Car, dans l’abondance de sa bonne humeur, elle était prête alors à m’aimer.) Il n’était que trop bel homme pour elle. Que n’était-elle aussi aimable que quelqu’un de sa connaissance ! Elle aurait pu espérer de conserver son affection : car elle avait entendu dire qu’il était dissipé, fort dissipé ; qu’il était léger, qu’il aimait les intrigues. Mais il était jeune. Il était homme d’esprit. Il reconnaîtrait ses erreurs, pourvu qu’elle eût seulement la patience de supporter ses faiblesses, si ses faiblesses n’étaient pas guéries par le mariage. » Après cette excursion, elle me proposa de voir ce charmant homme ; c’est le nom qu’elle lui donna. Elle retomba dans ses réflexions sur la crainte de n’être pas assez belle pour lui. Elle ajouta qu’il était bien fâcheux qu’un homme eût, de ce côté-là, tant d’avantage sur sa femme. Mais, s’approchant alors d’une glace, elle commença bientôt à se complimenter elle-même ; à trouver « qu’elle était assez bien ; que quantité de

  1. Dairyhouse signifie laiterie ; le grand-père de Clarisse, pour l’attirer chez lui, lorsqu’on voulait bien se priver d’elle ailleurs, lui avait laissé la liberté de faire dans sa terre une ménagerie de son goût. Elle y avait réuni toutes les commodités possibles, avec une élégante simplicité, et la terre en avait pris le nom de Dairyhouse, par le désir même du grand-père, quoiqu’on la nommât avant The Grove, c’est-à-dire le bosquet.
  2. Diminutif de Clarisse, petit nom de tendresse.