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une plus grave opinion. Mais, au fond, un article juré si solemnellement ne doit jamais être négligé. Avec ces principes, dont je suppose qu’une femme ne s’écarte point dans sa conduite, quel sera le mari assez misérable pour la traiter brutalement ? La femme de Lovelace sera-t-elle la seule personne au monde pour laquelle il n’ait point un retour de civilité et de bonnes manières ? On lui accorde de la bravoure : a-t-on jamais vu qu’un homme brave, s’il n’est pas dépourvu de sens, ait été absolument une ame basse ? L’inclination générale de notre sexe pour les hommes de ce caractère, fondée apparemment sur le besoin que notre douceur naturelle, ou plutôt l’éducation nous donne d’une protection continuelle, marque assez que, dans l’idée commune, il y a peu de différence entre brave et généreux . Mettons les choses au pis : me fera-t-il une prison de ma chambre ? M’interdira-t-il les visites de ma chère amie, et me défendra-t-il toute correspondance avec elle ? M’ ôtera-t-il l’administration domestique, lorsqu’il n’aura point à se plaindre de mon gouvernement ? établira-t-il une servante sur moi, avec la liberté de m’insulter ? N’ayant point de sœur, permettra-t-il à ses cousines Montaigu ; et l’une ou l’autre de ces deux dames, voudra-t-elle accepter la permission de me traiter tyranniquement ? Autant de suppositions impossibles. Pourquoi donc, ai-je pensé souvent, pourquoi me tentez-vous, ô cruels amis ! D’essayer la différence ? Et puis, s’est glissé le plaisir secret de se croire propre à faire rentrer un homme de ce caractère dans le sentier de la vertu et de l’honneur ; à servir de cause seconde pour le sauver, en prévenant tous les malheurs dans lesquels un esprit si entreprenant est capable de se précipiter ; du moins s’il est tel qu’on le publie. Dans ce jour, et lorsque j’y ai joint qu’un homme de sens aura toujours plus de facilité qu’un autre à revenir de ses erreurs, je vous avoue, ma chère, qu’il m’en a coûté quelque chose pour éviter de prendre le chemin dont on s’efforce de me détourner avec tant de violence. Tout l’empire qu’on m’attribue sur mes passions, et dont on prétend que je tire tant de gloire à mon âge, ne m’a suffi que difficilement. Ajoutez que l’estime de ses proches, tous irréprochables, à l’exception de lui, a mis un poids considérable du même côté de la balance. Mais jetons les yeux sur l’autre. Lorsque j’ai réfléchi sur la défense de mes parens ; sur l’air de légèreté, humiliante pour tout mon sexe, qu’il y aurait dans une préférence de cette nature : qu’il est absolument sans vraisemblance que ma famille enflammée par la rencontre, et soutenue dans cette chaleur par l’ambition et les artifices de mon frère, puisse jamais étouffer son animosité : qu’il faudrait m’attendre par conséquent à d’éternelles divisions, me présenter à lui et aux siens à titre de personne obligée, qui n’aurait que la moitié du bien qu’elle devait apporter : que son aversion pour eux est aussi forte que celle qu’ils ont pour lui : que toute sa famille est détestée par rapport à lui, et qu’elle rend bien le change à la mienne : qu’il est dans une très-mauvaise réputation pour les mœurs, et qu’une fille modeste, qui ne l’ignore pas, doit être choquée de cette idée : qu’il est jeune, dominé par ses passions, d’un naturel violent, artificieux néanmoins, et porté, je crains, à la vengeance : qu’un mari de ce caractère serait capable d’altérer mes principes, et de mettre mes espérances au hasard pour la vie future : que ses propres parens,