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Quelles seront à présent leurs mesures ? N’abandonneront-ils pas leurs projets, en reconnaissant que ce ne peut être qu’une invincible antipathie qui rend opiniâtre un esprit qui n’est pas naturellement inflexible ? Adieu, ma chère. Pour vous, soyez heureuse. Il semble que, pour l’être parfaitement, tout ce qui vous manque, c’est de savoir que votre bonheur dépend de vous.



Miss Clarisse Harlove, à Miss Howe.

le sommeil est si loin de mes yeux, quoiqu’il soit minuit, que je vais reprendre le sujet que j’ai été forcée d’interrompre, et satisfaire ensuite votre désir et celui de nos trois amies, autant du moins que le partage de mes idées m’en laisse capable. J’espère que le sombre silence qui règne à cette heure, pourra mettre un peu de calme dans mon esprit. Il s’agit de me justifier pleinement d’une aussi grave accusation que celle d’avoir des réserves pour la plus chère de mes amies. Je reconnaîtrai d’abord, comme je crois l’avoir déjà fait plusieurs fois, que, si M Lovelace paraît à mes yeux sous un jour supportable, il en a l’obligation aux circonstances particulières où je me trouve ; et j’assure hardiment que, si on lui avait opposé un homme de sens, de vertu et de générosité, un homme sensible aux peines d’autrui, ce qui m’aurait donné une assurance morale qu’il en aurait été moins capable de manquer de reconnaissance pour les attentions d’un cœur obligeant ; si l’on avait opposé à M Lovelace un homme de ce caractère, et qu’on eût employé les mêmes instances pour le faire accepter, je ne me connais pas moi-même, si l’on avait eu les mêmes raisons de me reprocher cette obstination invincible dont on m’accuse aujourd’hui. La figure même ne m’aurait point arrêtée ; car c’est le cœur qui doit avoir la première part à notre choix, comme le plus sûr garant de la bonne conduite d’un mari. Mais, dans la situation même où je suis, persécutée, poussée par de continuelles violences, je vous avoue que je sens quelquefois un peu plus de difficulté que je ne voudrais, à trouver dans les bonnes qualités de M Lovelace de quoi me soutenir contre le dégoût que j’ai pour les autres hommes. Vous dites que je dois avoir raisonné avec moi-même, dans la supposition que je puisse quelque jour être à lui. J’avoue que je me suis quelquefois mise à cette épreuve ; et pour répondre à la sommation de ma plus chère amie, je veux exposer devant elle les deux côtés de l’argument. Commençons par ce qui se présente en sa faveur. Lorsqu’il fut introduit dans notre famille, on insista d’abord sur ses vertus négatives. Il n’avait point de passion pour le jeu, pour les courses de cheval , pour la chasse du renard, pour la débauche de table. Ma tante Hervey nous avait averties, en confidence, de tous les désagrémens auxquels une femme un peu délicate est exposée avec un buveur ; et le bon sens nous apprenait assez que la sobriété dans un homme n’est pas un point à négliger, puisque l’excès donne lieu tous les jours à tant de fâcheuses aventures. Je me souviens que ma sœur relevait particulièrement cette favorable circonstance dans son caractère, pendant qu’elle avait quelque espérance d’être à lui.