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même comme ses ennemis. Je conviens que cette franchise, sur un point qui n’est pas fort à son honneur, donne de la vraisemblance à ses autres protestations. Il me semble que je ne serais pas aisément trompée par l’hypocrisie, sur-tout dans un homme qui passe pour s’être accordé de grandes libertés, s’il s’attribuait tout d’un coup des lumières et des convictions extraordinaires, dans un âge encore où ces miracles ne sont pas fréquens. Les habitudes, je m’imagine, ne doivent pas être si faciles à déraciner. Vous avez toujours remarqué avec moi qu’il dit librement ce qu’il pense ; quelquefois même jusqu’à ne pas ménager assez la politesse : et le traitement qu’il reçoit de ma famille est une assez bonne preuve qu’il n’est pas capable de faire servilement sa cour par un motif d’intérêt. Quelle pitié, que, dans un caractère où l’on reconnaît des traces si louables, les bonnes qualités soient ternies et comme étouffées par le vice ! On nous a dit qu’il a la tête meilleure que le cœur. Mais croyez-vous réellement que M Lovelace puisse avoir le cœur fort mauvais ? Pourquoi le sang n’agirait-il pas dans les hommes comme dans les animaux moins nobles ? Toute sa famille est irréprochable, excepté lui, à la vérité. On ne parle des dames qu’avec admiration. Mais je crains de m’attirer le reproche que je veux éviter. Cependant, ce serait pousser aussi la censure trop loin, que de reprocher à une femme la justice qu’elle rend à un homme en particulier, et le jugement qu’elle porte à son avantage, lorsqu’on lui permettrait sans difficulté de rendre la même justice à tout autre homme. Il est revenu à me presser de recevoir une lettre de sa tante Lawrance, et d’accepter l’offre de leur protection. Il a remarqué que les personnes de qualité sont un peu trop sur la réserve, comme on le reproche aussi aux personnes de vertu, ce qui n’était pas fort surprenant, parce que la qualité, soutenue dignement, est la vertu, et que, réciproquement la vertu est la véritable qualité ; que leurs motifs, pour garder une réserve décente, sont les mêmes, et qu’elles ont toutes deux une même origine : (où a-t-il pris toutes ces idées, ma chère) ? Sans quoi, sa tante se serait déjà déterminée à m’écrire ; mais qu’elle souhaitait d’apprendre si ses offres seraient bien reçues, d’autant plus que, suivant les apparences, elles ne seraient point approuvées d’une partie de ma famille : et que, dans tout autre cas que celui d’une injuste persécution, qui pouvait encore augmenter, elle se garderait bien de me les faire. Je lui ai répondu que toute la reconnaissance que je devais à cette dame, si l’offre venait d’elle, ne m’empêchait pas de voir où cette démarche pouvait me conduire. J’aurais craint de me donner peut-être un air de vanité, si je lui avais dit que ses instances, dans cette occasion, sentaient un peu l’artifice, et l’envie de m’engager dans des mesures dont il ne me serait pas aisé de revenir. Mais j’ai ajouté que la splendeur même du titre royal était peu capable de me toucher ; que, dans mes idées, la vertu seule était la grandeur ; que l’excellent caractère des dames de sa famille faisait plus d’impression sur moi que la qualité de sœurs de milord M et de fille d’un pair : que, pour lui, quand mes parens auraient approuvé sa recherche, il ne m’aurait jamais trouvé de disposition à recevoir ses soins, s’il n’avait eu que le mérite de ses tantes à faire valoir ; puisqu’alors les mêmes raisons qui me les faisaient admirer, n’auraient été qu’autant d’objections contre lui. Je l’ai assuré que ce n’était pas sans un extrême chagrin que je m’étais vue engagée dans un