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livrée, et sur un pied de familiarité honnête avec toi. Tu le feras passer pour un parent éloigné, à qui tu cherches à procurer de l’emploi par ton crédit là-haut

à la cour, j’entends, quoique tu t’imagines bien que je ne parle point du ciel. Tu me trouveras dans un petit cabaret à biere, qui n’en porte pas moins ici le titre d’auberge, à l’enseigne du cerf blanc , dans un mauvais village à cinq milles du château d’Harlove. Ce château est connu de tout le monde ; car, il est sorti du fumier, comme Versailles, depuis un temps qui n’est pas immémorial. Tu ne rencontreras pas de pauvres qui ne le connaissent encore mieux ; mais seulement depuis peu d’années, qu’on a vu paraître un certain ange parmi les enfans des hommes. Mes hôtes sont des gens pauvres, mais honnêtes. Ils se sont mis dans la tête que je suis un homme de qualité qui a quelque raison de se déguiser ; et leurs respects n’ont pas de bornes. Toute leur famille consiste dans une vive et jolie petite créature, qui a ses dix-sept ans depuis six jours. Je l’appelle mon bouton de rose . Sa grand-mère (car elle n’a pas de mère) est une bonne vieille femme, aussi agréable qu’on en ait jamais vu remplir un fauteuil de paille dans le coin d’une cheminée, et qui m’a prié fort humblement d’être pitoyable pour sa petite-fille. C’est le moyen d’obtenir quelque chose de moi. Combien de jolies petites créatures me sont passées par les mains, auxquelles j’aurais fait scrupule de penser, si l’on eût reconnu mon pouvoir, et commencé par implorer ma clémence ! Mais le debellare superbos serait ma devise, si j’en avais une nouvelle à choisir. Cette pauvre petite est d’une simplicité qui te plaira beaucoup. Tout est humble, officieux, innocent dans son air et dans ses manières. J’aime en elle ces trois qualités, et je la garde pour ton amusement, tandis que je serai à combattre le mauvais tems, en faisant ma ronde autour des murs et des enclos du château d’Harlove. Tu auras le plaisir de voir à découvert, dans son ame, tout ce que les femmes du haut rang apprennent à cacher, pour se rendre moins naturelles, et par conséquent moins aimables. Mais je te charge (et tu n’y manqueras pas, si tu sens combien il te conviendrait peu d’entreprendre ce que je renonce à faire moi-même), je te charge, dis-je, de respecter mon bouton de rose. C’est la seule fleur odoriférante qui se soit épanouie depuis dix ans aux environs de ma demeure, ou qui puisse s’y épanouir d’ici à dix ans. Ma servitude m’a laissé le temps de prendre de bons mémoires sur le passé et sur l’avenir. Je ne me souviens pas d’avoir jamais été si honnête depuis le temps de mon initiation. Il m’importe de l’être. On peut découvrir tôt ou tard le lieu de ma retraite, et l’on s’imaginera que c’est mon bouton de rose qui m’y attache. Un témoignage favorable de la part de ces bonnes gens, suffit pour établir ma réputation. On peut prendre le serment de la vieille, et celui du père, qui est un honnête paysan, dont toute la joie consiste dans sa fille. Belford ! Je te le répete, épargne mon bouton de rose. Observe, avec elle, une règle que je n’ai jamais violée sans qu’il m’en ait coûté de longs regrets : c’est de ne pas ruiner une pauvre fille, qui n’a d’autre support que sa simplicité et son innocence. Ainsi point d’attaques, point de ruses, pas même d’agaceries. La gorge d’un agneau sans défiance ne se détourne pas pour éviter le couteau. Belford ! Garde-toi d’être le boucher de mon agneau.