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cet homme-là ses vaines espérances, et que cette voie était la plus sûre. Elle méritait du moins d’être tentée. Mais vous verrez que rien ne me réussit. Mon frère a trop bien pris ses mesures. à M Solmes.

mercredi, 15 mars. Monsieur, vous serez surpris de recevoir une lettre de moi, et le sujet ne vous paraîtra pas moins extraordinaire. Mais, je me crois justifiée par la nécessité de ma situation, sans avoir besoin d’autre apologie. Lorsque vous avez commencé à vous lier avec la famille de mon père, vous avez trouvé la personne qui vous écrit, dans une condition fort heureuse, chérie des parens les plus tendres et les plus indulgens, favorisée de l’affection de ses oncles, honorée de l’estime de tout le monde. Que la scène est changée ! Il vous a plu de jeter sur moi un œil de faveur. Vous vous êtes adressée à mes amis. Vos propositions ont été approuvées d’eux ; approuvées sans ma participation comme si mon goût et mon bonheur devaient être comptés pour rien. Ceux qui ont droit d’attendre de moi tous les devoirs d’une obéissance raisonnable, ont insisté sur une soumission sans réserve. Je n’ai pas eu le bonheur de penser comme eux, et c’est la première fois que mes sentimens ont été différens des leurs. Je les ai suppliés de me traiter avec un peu d’indulgence ! Dans un point si important pour le bonheur de ma vie ; mais, hélas ! Sans succès. Alors je me suis crue obligée, par l’honnêteté naturelle, de vous expliquer ce que je pense, et de vous déclarer même que mes affections sont engagées. Cependant je vois avec autant de chagrin que d’étonnement, que vous avez persisté dans vos vues, et que vous y persistez encore. L’effet en est si triste pour moi, que je ne puis trouver de plaisir à vous le représenter. Le libre accès que vous avez dans toute ma famille ne vous en a que trop informé ; trop pour l’honneur de votre propre générosité, et pour ma réputation. Je suis traitée, par rapport à vous, comme je ne l’avais jamais été, comme on ne m’a jamais cru digne de l’être ; et l’on fait dépendre ma grace d’une condition dure, impossible, qui est de préférer, à tous les autres hommes, un homme à qui mon cœur refuse cette préférence. Dans la douleur d’une infortune que je ne dois attribuer qu’à vous et à votre cruelle persévérance, je vous écris, monsieur, pour vous redemander la paix de l’esprit, que vous m’avez dérobée ; pour vous demander l’affection de tant de chers amis, dont vous m’avez privée ; et, si vous avez ce fond de générosité qui doit distinguer un galant homme, pour vous conjurer de finir une recherche qui expose à tant de disgrâces une personne que vous faites profession d’estimer. Si vous avez un peu de considération pour moi, comme mes amis veulent me le persuader, et comme vous le déclarez vous-même, n’est-ce pas à vous seul qu’elle se rapporte ? Et peut-elle être de quelque mérite aux yeux de celle qui en est le malheureux objet, lorsqu’elle produit des effets si pernicieux pour son repos ? Vous devez même sentir que vous vous trompez sur ce point ; car un homme prudent peut-il vouloir épouser une femme qui n’a point un cœur à lui donner, une femme qui ne saurait l’estimer, et qui ne peut faire par conséquent qu’une fort mauvaise femme ? Quelle cruauté n’y aurait-il pas à rendre mauvaise une femme qui ferait toute sa gloire d’être bonne ?