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ou d’en appeler ? Et quand il le serait, de qui espérer du secours contre un mari ? Le dégoût invincible et déclaré que j’ai pour lui ne suffirait-il pas pour justifier ses plus mauvais traitemens, quand je me ferais toute la violence possible pour remplir mon devoir ? Et si j’obtenais cet empire sur moi-même, ne serait-ce pas la crainte seule qui me rendrait capable d’un si grand effort ? Je le répète encore une fois, ce n’est point une bagatelle, et c’est pour toute ma vie. De grâce, mon cher oncle, pourquoi voudrait-on me condamner à une vie misérable ? Pourquoi serais-je réduite à n’avoir pour toute consolation que l’espérance d’en voir bientôt la fin ? Le mariage qui promet le plus est un engagement assez solemnel pour faire trembler une jeune personne, lorsqu’elle y pense sérieusement. être abandonnée à un homme étranger, et transplantée dans une nouvelle famille ; perdre jusqu’à son nom, pour marque d’une dépendance absolue ; entrer dans l’obligation de préférer cet étranger à son père, à sa mère, à tout l’univers, et l’humeur de cet étranger à la sienne, ou de disputer peut-être aux dépens de son devoir, pour l’exercice le plus innocent de sa propre volonté ; se faire un cloître de sa maison ; former de nouvelles connaissances, abandonner les anciennes ; renoncer peut-être à ses plus étroites amitiés, sans avoir droit d’examiner si cette contrainte est raisonnable ou non, et sans autre règle, en un mot, que l’ordre d’un mari ; assurément, monsieur, tous ces sacrifices ne peuvent être exigés d’une jeune fille, que pour un homme qu’elle soit capable d’aimer. S’il en arrive autrement, quel est son malheur ! Que sa vie est misérable ! En supposant qu’un sort si triste mérite le nom de vie. Je voudrais qu’il dépendît de moi de pouvoir vous obéir à tous. Quel plus doux plaisir pour moi que de vous obéir, si je le pouvais ! Commencez par vous marier, m’a dit un de mes plus chers parens ; l’amour suivra le mariage. Mais comment goûter cette maxime ? Mille choses arrivent dans les mariages les mieux assortis, qui peuvent n’en faire qu’un état purement supportable. Que sera-ce donc lorsqu’un mari, loin de pouvoir compter sur l’affection de sa femme, aura raison d’en douter, parce qu’il sera persuadé qu’elle lui aurait préféré tout autre homme, si elle avait été maîtresse de son choix ? Combien de défiances, de jalousies, de froideurs, de préventions désavantageuses, doivent troubler la paix d’une telle union ? L’action la plus innocente, un simple regard peut-être mal interprété : tandis que, de l’autre part, l’indifférence, pour ne rien dire de plus, prendra la place du désir d’obliger, et la crainte fera l’office de l’amour. Attachez-vous un peu sérieusement à ces réflexions, mon cher oncle, représentez-les à mon père avec la force qui convient au sujet, mais que la foiblesse de mon sexe et celle d’un âge sans expérience, ne me permettent pas de donner à cette peinture. Employez tout le pouvoir que vous avez sur son esprit, pour empêcher que votre malheureuse nièce ne soit livrée à des maux sans remède. J’ai offert de renoncer au mariage, si cette condition peut être acceptée. Quelle disgrâce n’est-ce pas pour moi, de me voir privée de toute sorte de communication, bannie de la présence de mon père et de ma mère ; abandonnée de vous, monsieur, et de mon autre cher oncle ; empêchée d’assister au service divin, qui serait vraisemblablement la ressource la plus propre à me ramener au devoir, si j’avais eu le malheur