Page:Richardson - Clarisse Harlove, I.djvu/134

Cette page n’a pas encore été corrigée

autre femme de souffrir tête à tête un jeune folâtre, qui ne pouvait, après tout, leur faire à toutes la même grâce à la fois. En un mot, Belfort, c’était l’orgueil, comme je le reconnais aujourd’hui, qui m’avait excité, plus que l’amour, à me signaler par mes ravages, après la perte de ma conquête. Je m’en étais cru aimé, autant du moins que je croyais l’aimer. Ma vanité me persuadait même qu’elle n’avait pu s’en défendre. Ce choix était approuvé de tous mes amis, qui ne souhaitaient que de me voir bien enchaîné, parce qu’ils se sont défiés, de bonne heure, de mes principes de galanterie. Ils remarquaient que toutes les femmes du bel air, celles qui aiment la danse, le chant, la musique, étoient passionnées pour ma compagnie. En effet, connais-tu quelqu’un, (la vanité va me saisir, si je n’y prends garde) ; mais parle naturellement, Belfort, nommerais-tu quelqu’un qui danse, qui chante, qui touche toutes sortes d’instrumens d’aussi bonne grâce que ton ami ? Mon intention n’est pas de donner dans l’hypocrisie, jusqu’à m’aveugler sur des qualités que tout le monde me reconnaît. Loin de moi les déguisemens étudiés de l’amour-propre, les fausses affectations d’humilité, et tous les petits artifices par lesquels on surprend l’estime des sots. Ma vanité sera toujours ouverte pour les qualités dont je n’ai l’obligation qu’à moi-même, telles que mes manières, mon langage, mon air, ma contenance ferme, mon goût d’ajustement. Je puis faire gloire de tout ce que j’ai acquis. Pour mes talens naturels, je n’en prends pas droit de m’estimer davantage. Tu es assez badin pour me dire que je n’en ai pas sujet : et peut-être aurais-tu raison. Mais si je vaux mieux par l’esprit que le commun des hommes, c’est un avantage que je ne me suis pas donné ; et s’énorgueillir d’une chose dont l’abus nous rend coupables, sans qu’il y ait aucun mérite à s’en bien servir, c’est se parer, comme le geai de la fable, d’un plumage emprunté. Mais, pour revenir à ma coquette, je n’avais pu supposer que la première femme qui m’avait donné des chaînes (chaînes de soie d’ailleurs, fort différentes des chaînes de fer que je porte aujourd’hui), m’eût jamais quitté pour un autre homme ; et lorsque je m’étais vu abandonné, j’avais attaché au faux bien que j’avais perdu plus de prix que je ne lui en avais trouvé dans la possession. Aujourd’hui, Belford, j’éprouve toute la force de l’amour. Je ne pense, je ne puis penser, qu’à la divine Clarisse Harlove. Harlove ! Que ce nom détesté me coûte à prononcer ! Mais compte que je lui en ferai prendre un autre, et ce sera celui de l’amour même. Clarisse ! Nom charmant, que je ne puis prononcer sans être attendri jusqu’au fond du cœur. Te serais-tu jamais figuré que moi, qui me suis flatté jusqu’à présent de faire en amour autant de faveur que j’en reçois ; que moi, dis-je, lorsqu’il s’agit de quitter l’honorable carrière du plaisir pour me jeter dans des entraves, je fusse capable de ce fol excès de tendresse ; je ne me le pardonne pas à moi-même ; et laissant les trois premiers vers suivans aux amans langoureux, je trouve les effets que cette fatale passion produit dans mon cœur, bien mieux exprimés par les trois derniers. " l’amour agit différemment, suivant la différence des ames qu’il inspire. Il allume, dans les naturels doux, un feu qui l’est aussi, comme celui de l’encens qui brûle sur l’autel ".