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je veux réussir auprès d’une femme qui mérite véritablement de l’admiration. Au fond, pourquoi recourir à l’art ? Ne puis-je me réformer ? Je n’ai qu’un vice. Qu’en dis-tu, Belford ? Si quelque mortel connaît mon cœur, c’est toi seul. Tu le connais… autant du moins que je le connais moi-même. Mais c’est un trompeur abominable, car il en a mille fois imposé à son maître. Son maître ? C’est ce que je ne suis plus. J’ai cessé de l’être, depuis le moment où j’ai vu, pour la première fois, cette femme angélique. J’y étais préparé, néanmoins, par la peinture qu’on m’avait faite de son caractère ; car, tout éloigné qu’on est de la vertu, il faudrait être un enragé pour ne pas l’admirer dans autrui. La visite que je rendis à la pauvre Arabelle ne fut, comme je te l’ai dit, qu’une erreur de l’oncle, qui prit une sœur pour l’autre, et qui, au lieu de m’introduire auprès d’une divinité que j’avais entendu vanter au retour de mes voyages, ne me fit voir qu’une très-simple mortelle. Je ne laissai pas d’avoir assez de peine à me dégager, tant je trouvai de facilité et d’empressement dans cette sœur. Ma crainte était de rompre avec une famille de qui j’espérais recevoir une déesse. Je me suis vanté d’avoir aimé une fois dans ma vie, et je crois qu’effectivement c’était de l’amour. Je parle de ma première jeunesse, et de cette coquette de qualité, dont tu sais que j’ai fait vœu de punir la perfidie, sur autant de femmes qu’il pourra m’en tomber entre les mains. Je crois que, pour m’acquiter de ce vœu, j’ai déjà sacrifié dans divers climats, plus d’une hécatombe à ma vengeance. Mais, en me rapelant ce que j’étais alors, et le comparant à ce que je me trouve aujourd’hui, je suis obligé de reconnaître que je n’avais jamais été véritablement amoureux. Comment s’est-il donc fait, me demanderas-tu, qu’après avoir eu tant de ressentiment de me voir trompé, je n’aie pas laissé de conserver le goût de la galanterie ? Je vais te l’apprendre autant que je pourrai m’en souvenir car c’est parler de fort loin. Ma foi ! Cela est venu… attends, il ne m’est pas trop aisé de te le dire ; cela est venu, je crois, d’un goût violent pour la nouveauté. Ces diables de poëtes, avec leurs descriptions célestes, m’échauffèrent autant l’imagination que la divine Clarisse m’enflamme aujourd’hui le cœur. Ils m’inspirèrent l’envie de créer des déesses. Je ne pensai qu’à faire l’essai de ma nouvelle verve, par des sonnets, des élégies, des madrigaux. Il me fallut une Iris, une Cloris, une Sylvie, comme aux plus célèbres. Il fallut donner à mon Cupidon des ailes, des traits, des flammes, et tout l’attirail poétique. Il fallut me faire un fantôme de beauté, la placer où d’autres ne se seraient jamais avisés d’en trouver ; et souvent je me suis vu dans l’embarras pour un sujet, lorsque ma déesse de nouvelle création avait été moins cruelle qu’il ne convenait au ton plaintif de mon sonnet ou de mon élégie. D’ailleurs, il entrait une autre sorte de vanité dans ma passion ; je me voyais bien reçu des femmes en général : jeune et vain, comme j’étais alors, je me sentais flatté d’une espèce de tyrannie que j’exerçais sur leur sexe, en faisant tomber sur l’une ou sur l’autre un choix qui ne manquait pas de faire vingt jalouses : c’est un plaisir dont je puis t’assurer que j’ai joui mille fois. J’ai vu, avec plus de satisfaction que tu ne le saurais croire, l’indignation briller dans les yeux d’une rivale. J’ai vu monter la rougeur sur plus d’un visage. J’ai vu briser de dépit plus d’un éventail ; avec des réflexions peut-être sur la liberté que se donnait une