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cet homme-là : voilà ce qui est clair à mes yeux… quoique la manière de l’éviter ne le soit pas tant, à moins que vous ne vous établissiez dans l’indépendance à laquelle vous avez droit. Ma mère est venue m’interrompre ; elle a voulu voir ce que j’avais écrit. J’ai eu l’impertinence de lui lire le portrait de votre Solmes.

Elle est convenue " que cet homme n’est pas extrêmement propre à inspirer des sentimens ; qu’il n’a pas les dehors les plus heureux. Mais qu’est-ce que la figure dans un mari ? " et tout de suite, elle m’a grondée de vous soutenir dans votre résistance aux volontés d’un père. De là, on est passé à me faire une bonne leçon sur la préférence que mérite un homme capable de remplir ses devoirs extérieurs et domestiques, par opposition à des prodigues et à des libertins : sujet très-utile, sans doute, soit que les applications soient justes ou qu’elles ne le soient pas. Mais pourquoi ces sages parens, en disant trop de mal des personnes qui leur déplaisent, mettent-ils les gens dans le cas de les défendre ? Lovelace n’est pas un prodigue. Il n’a pas d’obligations qu’il ne remplisse au-dehors ; quoique véritablement je le croie assez libertin. Et puis, après nous avoir poussées à rendre une justice des plus simples, on ne manque point de nous accuser de prévention. Et de-là vient le désir, qui n’est d’abord qu’une pure curiosité , de savoir ce que les amis d’un homme pensent de nous ; d’où naît ensuite, assez probablement, une distinction, une préférence, ou quelque sentiment de cette nature.

Ma mère m’a commandé de récrire du moins cette page. Mais vous me pardonnerez, s’il vous plaît, ma bonne maman. Il est vrai, ma chère, que je ne voudrais pas avoir perdu ce caractère pour tout au monde, parce qu’il est sorti naturellement de ma plume. Je n’ai jamais rien écrit d’agréable pour moi-même, qui ne l’ait été aussi pour vous. La raison en est toute simple ; c’est qu’entre vous et moi, nous n’avons qu’une ame, avec cette seule différence, que vous me semblez quelquefois un peu trop grave, et que je vous parais sans doute un peu trop éveillée. C’est probablement cette différence de nos caractères qui fait que nous nous aimons si parfaitement l’une et l’autre, que pour me servir des termes de Norris, il ne peut naître de troisième amour entre deux . Chacune de nous ayant quelque chose qui manque aux yeux de l’autre, et chacune néanmoins aimant assez l’autre pour souffrir qu’elle lui en dise son avis ; ou plutôt, peut-être, aucune des deux ne souhaitant de s’en corriger ; cette disposition écarte une sorte de rivalité qui pourrait exciter dans l’une et dans l’autre un peu d’humeur secrète, et la tourner par degrés en envie, qui deviendrait à la fin haine ou mauvaise volonté. Si le cas est tel que je le dis, ma chère, je suis d’avis que chacune garde son défaut, et qu’elle en tire le meilleur parti qu’elle pourra. Le naturel ne plaide-t-il pas en notre faveur ? Nommez-moi des héros ou des héroïnes qui soient jamais parvenus à vaincre un défaut naturel ; les uns, l’avarice ; d’autres, la gravité, comme dans ma meilleure amie ; d’autres, l’étourderie, comme dans celle qu’il est inutile que je nomme.

Je dois vous avertir, ma chère, que je n’ai pu me dispenser de satisfaire la curiosité de ma mère (car vous n’êtes pas la seule qui ayez de la curiosité ), ni même de lui laisser voir de tems en temps quelques pages de vos propres lettres. On m’interrompt ici. Mais je reprendrai bientôt la plume, pour vous raconter ce qui s’est passé, en cette occasion, entre ma mère et moi. Le dé