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fier les traits de leurs ancêtres à la faveur du recul dans le lointain des âges, à travers le mirage de leurs patriotiques illusions. Mais il en va bien autrement pour les Acadiens. Pour eux, rappeler le bonheur et les vertus de leurs pères, évoquer les félicités du siècle qui a précédé leur déportation, c’est ressusciter les misères et les deuils de celui qui l’a suivie. Leur malheur est inséparable de leur bonheur ; regarder l’un, c’est regarder l’autre ; grandir l’un, c’est donner à l’autre des proportions infinies. Leur histoire est comme ce Janus à deux visages, dont l’un, le plus récent, le plus frais dans leur mémoire, — celui qui offre un aspect horrible, — est constamment tourné vers eux, les fixant comme une obsession. Oh ! il leur serait doux de pouvoir contempler l’autre, et, oubliant les terreurs que celui-ci leur inspire, de se reposer avec délices dans la vision des temps primitifs de leur morte patrie. Mais ils ont beau faire, quand ils remontent dans leur passé, ils sont comme infailliblement attirés par les destins où leur vie a sombré. Tout le reste s’évanouit dans ce spectacle lugubre. Leur bonheur ancien n’est plus qu’une petite lueur qui se perd dans la tempête et la nuit. En vérité, pour les Acadiens, la parole célèbre est d’une absolue justesse : « Heureux les peuples qui n’ont pas d’histoire ![1] »

  1. Cette citation nous a causé un mal inouï, en ce sens que, voulant savoir de qui elle est, nous avons, pendant des jours et des jours, fait des recherches dans plusieurs bibliothèques, consulté des humanistes distingués, sans aboutir à rien de satisfaisant. Le traducteur d’Acadie, le R. P. Druinmond, S. J., l’a prêtée à Thucydide, mais nous ne savons sur quelle autorité. Car après avoir repassé d’un bout à l’autre la Guerre du Péloponnèse, seul ouvrage de cet historien qui nous soit parvenu, nous ne l’y avons point trouvée. Dans le Dictionary of familiar quotations, par John Bartlett, (Boston, Little Brown and Co., 1896, p. 579,) il y a ceci qui est bien la traduction de la phrase en question : « Happy the people whose annals are blank in history books ! » — Et