Page:Richard - Acadie, reconstitution d'un chapitre perdu de l'histoire d'Amérique, Tome 3, 1916.djvu/544

Cette page a été validée par deux contributeurs.
[ 532 ]

fois riante Acadie ont été le théâtre durant de longs mois. En une autre circonstance, il lui échappa de dire : « J’en ai pesant sur le cœur et sur les mains. »[1] Et encore : « J’ai hâte d’en avoir fini avec cette ennuyeuse affaire qui est la plus pénible de toutes celles que j’ai jamais eu à accomplir. »[2] Ces derniers mots sont dans une lettre à Handfield, qui opérait à Annapolis, Port Royal. Et celui-ci de répondre à son commandant : « Je m’unis à vous de tout cœur pour souhaiter que nous fussions quittes tous les deux de cette sale besogne… »[3] Voilà des aveux qui ont leur importance et qui en disent long sur les abominations qui ont accompagné la déportation, car ces militaires n’avaient rien de ce qu’on appelait en France au dix-huitième siècle « l’homme sensible ». L’on aura remarqué aussi sans doute combien, dans ce premier embarquement, Winslow s’occupe peu de voir à ce que les mêmes familles prennent place ensemble. Le colonel a bien d’autres soucis !

C’est en octobre seulement, quand déjà les proscrits étaient à bord depuis des semaines, que les premiers bateaux firent voile vers les colonies. Jusqu’au printemps de 1756, la mer fut sillonnée de navires débordant de malheureux qu’ils allèrent jeter sur les plages de l’Atlantique. Et ici commence le deuxième acte interminable du sombre drame : l’exil des Acadiens sur des côtes inhospitalières, leur éparpillement dans les milieux les plus fanatiques, les plus fermés à tout sentiment de pitié, les plus âpres, les plus durs qu’il fût possible d’imaginer. Dante a parlé de l’exil en homme qui en avait senti la morsure : « Tu laisseras tout ce qui t’est le plus cher, mais ce n’est là que le premier trait que lance l’arc de l’exil. Tu éprouveras combien est amer le pain de l’étranger, et quel dur chemin c’est de gravir et descendre l’escalier d’autrui. »[4] Ces vers font écho à ce que l’Esprit de Dieu avait inspiré au prophète : « là où on est reçu comme étranger, est-il écrit au livre de l’Ecclésiastique, on n’ose pas ouvrir la bouche. Mon fils, puisses-tu ne pas mener une vie de mendiant ! Mieux vaut mourir que de mendier. Quand un homme en est réduit à regarder vers la table d’un autre, sa vie ne saurait compter pour une vie. C’est une triste vie que d’aller de maison en maison. »[5] Toutes ces humiliations, toutes ces tristesses pires que la mort, vont être désormais le lot de ces paysans autrefois très-à-l’aise, qui vivaient heureux et paisibles sur les

  1. « Things are now very heavy on my hearts and hands… » (To Murray. From Grand-Pré, Sept. 5th., 1755). (Journal, p. 97).
  2. « …that once at length we may get over this troublesome affair, which is more grievous to me than any service I was ever employed in… » (To Handfield, Sept. 19th, 1755. Journal, p. 134).
  3. « …I hartily joyne with you in wishing that we were both of us got over this most disagreable and troublesome part of the service… » (John Handfield to Winslow, Annapolis Royal, Sept. 3rd 1755, Journal, p. 142).
  4. Par. xvii, 55-60.
  5. Eccli. ch. XXIX et ch. xl.