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ser au plus tôt de cette besogne. Puis, il n’en vint pas assez, et l’on fut obligé de surcharger tellement les navires que tout le monde en perdait la tête. Et il semble également que tous ces bourreaux du peuple acadien, Lawrence tout le premier, aient été surpris et effrayés de l’immensité de la tâche qu’ils avaient entreprise : envoyer tant de monde en exil. Dans une lettre aux Lords du Commerce, le gouverneur avouera que ce ne fût pas une petite chose que d’expulser such a prodigious number of people, un nombre si prodigieux d’habitants.[1] Il en est donc résulté que la promesse solennelle faite par Winslow s’est trouvée vaine. L’embarquement des Acadiens a été opéré dans de telles conditions de hâte, au milieu d’un tel désordre que l’on ne s’y reconnaissait plus. Séparées au point de départ par la force des circonstances, comment les familles auraient-elles pu se rejoindre au point d’arrivée, quand les bateaux qui emportaient ces malheureux faisaient voile pour les diverses colonies du continent, depuis le Massachusetts jusqu’à la Caroline du Sud et la Géorgie ? Nous insistons sur ce fait, qui peut, si on le veut, avoir eu dans son principe, quelque chose d’accidentel, qui n’a pas été l’objet d’un ordre exprès. Mais que la cause ait été indépendante ou non de la volonté des auteurs de la déportation, les conséquences en ont été les mêmes pour les victimes ; et il est facile de comprendre tout ce qu’elles ont eu d’aggravant pour leur sort déjà si lamentable. Il y a eu des familles qui ont été ainsi démembrées à tout jamais, d’autres dont les éléments n’ont pu se réunir qu’après dix, vingt, trente années de recherches. Il y a d’ailleurs une formule de droit qui ne permet pas de ne pas rendre Winslow responsable, en dépit de son engagement, de cette dernière infortune : lorsque l’on pose une cause mauvaise, l’on accepte et l’on prend sur soi tout ce qui en découle. Or, il est assez prouvé que la déportation même porte tous les caractères qui constituent le crime. Par conséquent, l’on ne saurait exonérer ni Lawrence ni aucun de ses soudards de tout ce qui est venu se greffer sur cette infamie, comme une conséquence nécessaire, pour la rendre plus noire et plus irrémédiable. Quoiqu’ils en aient dit, ils ont voulu éparpiller sous tous les cieux les pierres du foyer acadien.[2]

Le récit du premier embarquement à Grand-Pré nous est donné au long par Winslow ; que l’on me permette d’en citer quelques extraits : cela renseignera sur ce qui s’est passé ailleurs, pendant plusieurs mois qu’ont duré la chasse aux victimes et leur rassemblement dans les divers ports de la péninsule : « 10 septembre. J’ai remarqué ce matin parmi les Français une agitation inaccoutumée qui m’a donné de l’inquiétude. Afin de protéger le service de Sa Majesté, nous convînmes, mes officiers et moi, de séparer les prisonniers, et d’en

  1. « …the securing and embarking such a prodigious number of French inhabitants ». (Lawrence to Sir Thomas Robinson, Sec. of State. Halifax, 30 nov. 1755. N. S. D. P. 285).
  2. C’est le titre d’un remarquable ouvrage de M. Henry Bordeaux.