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ne manque pas de caractère. Et, pour en mettre mieux en relief les divers éléments, faisons-en l’analyse. Elle comporte d’abord une escroquerie de grande envergure. Les Acadiens sont dépouillés de tout ce qu’ils possèdent, biens, meubles et immeubles : on leur permet seulement de garder l’argent qu’ils peuvent avoir et d’emporter avec eux quelques effets de ménage, household goods. Mais ce dernier privilège va se réduire à peu de chose, avec la restriction formulée par Winslow, à savoir en autant que cela n’encombrera pas trop les bateaux sur lesquels ils vont être embarqués. Or, ces bateaux seront en petit nombre, et les proscrits y seront entassés comme des sardines ; ils en occuperont les cales et même les ponts ouverts à tous les vents du large ; ces chargements humains dépasseront de beaucoup leur jauge. En sorte qu’il ne restera pas d’espace libre pour ces humbles objets familiers dont on leur parle. Quant à l’argent, ils n’en ont jamais touché beaucoup. Leur richesse consiste essentiellement en biens-fonds et en larges troupeaux. C’est la plus stable de toutes. Et elle est considérable. La pauvreté est inconnue en Acadie. Et jamais colonie n’a joui d’une prospérité plus générale et plus réelle. La base de cette prospérité, c’est la terre qui y est extrêmement fertile, ces belles prairies basses qu’on a arrachées à la mer, grâce à ces ingénieux endiguements qu’on appelle aboiteaux, et où les moissons lèvent avec abondance. Ce sont encore ces immenses troupeaux qui fournissent aux habitants, avec le lait et la chair pour se nourrir, la laine pour leurs vêtements. En s’emparant de tout cela, le gouvernement ruine donc du coup cette population. L’on a calculé qu’en bestiaux seulement, les Acadiens avaient pour une valeur d’au moins deux millions, ce qui était énorme pour l’époque, et vu le chiffre des habitants. Ce n’est pas une réquisition que l’on opère sur eux, et l’on n’est d’ailleurs pas en temps de guerre ; ce n’est pas non plus une détention momentanée ; il n’est pas question davantage de les rembourser de ces confiscations. L’on fait, sans autre forme de procès, main basse sur tout ce qu’ils ont, sans leur promettre compensation quelconque en d’autres lieux ; on jette sur le pavé ces propriétaires à l’aise, on les réduit au dénuement le plus complet. En un instant, voilà qu’est aboli un état social qui n’a peut-être pas eu son pareil dans l’histoire, à ce seul point de vue de l’égale répartition des biens matériels. Mgr Touchet, repassant à grands traits, dans son discours pour les Arméniens, les dévastations commises par les Allemands partout où ils ont porté leurs armes, dit ceci : « Ils ont fait pleurer la beauté du monde. »[1] Il y avait, dans la péninsule de la Nouvelle-Écosse, une forme de beauté qui naissait, non seulement de la qualité des âmes qui l’habitaient, de la pureté de leurs mœurs, de leurs vertus évangéliques, mais encore de l’harmonie avec laquelle la Providence y avait répandu la saine

  1. « Cet injuste, ce barbare, cet incendiaire de cathédrales, qui fait pleurer la beauté du monde… » Pour les Arméniens. Discours prononcé par S. G. Monseigneur Touchet, Évêque d’Orléans, en l’église de la Madeleine, le dimanche 13 février 1916. Page 4. (Paris, Bloud et Gay, éditeurs, 1916).