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mes registres où ont été recueillis les originaux de toutes les procédures, requêtes, délibérations auxquelles l’arrivée de ces parias dans le Massachusetts, leur distribution ici et là, les années d’exil qu’ils y ont passées, ont donné lieu. Oh ! que ces documents font mal à lire ! Quelles plaintes amères s’en exhalent ! Comme ils sont tout baignés de larmes et de sang ! Dans quelle situation sans issue furent plongés ces français neutres !

C’est à l’aide du Journal de Winslow, et des informations puisées dans les archives américaines, celles de Boston surtout, que nous allons essayer de donner quelque idée de la Tragédie acadienne. La matière est immense. Il y faudrait un grand ouvrage, où l’inédit abonderait. Car cette question n’a jamais été qu’effleurée. Nous ne pourrons qu’en dessiner les grandes lignes. J’ai dit que j’utiliserais surtout les archives du Massachusetts. Elles sont d’abord plus riches, plus fournies que celles des autres États sous ce rapport. Puis, il y est sujet, non pas seulement des Acadiens qui ont séjourné dans les limites de cette province, mais assez souvent des autres. Plusieurs des vaisseaux qui emmenaient leur cargaison d’exilés ont fait escale dans le port de Boston, avant de reprendre leur route vers l’endroit qui leur avait été marqué. C’est là que les proscrits ont été débarqués en plus grand nombre. La manière dont on les a traités ne diffère pas sensiblement de celle qui fut adoptée ailleurs : avec quelques variantes ces malheureux ont été partout comblés d’ignominies. Boston était le centre et a en quelque sorte donné le ton. Et nous pourrions répéter à son propos le texte classique : ab uno disce omnes. M. Alfred Poizat a dit que les grands poètes tragiques n’ont pas inventé le sujet de leurs drames : « les sujets tragiques, c’est la vie qui les crée à travers l’histoire et la légende ».[1] Examinons donc ce sujet que la vie a créé à travers l’histoire d’Amérique au dix-huitième siècle. Rien qu’en suivant de près, d’après les sources, la réalité, nous toucherons un fonds tragique au prix duquel les plus sombres horreurs du théâtre de Shakespeare paraîtront d’aimables fables.


II


Nous sommes au commencement de septembre. C’est la belle saison en Nouvelle-Écosse, et particulièrement dans cette région que Longfellow devait immortaliser et qui a gardé le nom de vallée d’Évangéline. Winslow est à Grand-Pré. Il s’était, depuis quelque temps déjà, commodément installé dans le presbytère, et avait transformé la place de l’Église en camp retranché. Prebble, l’un de ses lieutenants, l’avait félicité d’avoir fait un tel choix pour sa résidence : « Nous nous réjouissons d’apprendre que vous êtes arrivé sain et sauf aux Mines, et aussi de savoir que vous avez d’aussi bons quartiers-généraux pour vous et pour vos soldats, étant donné que vous avez pris posses-

  1. Le Symbolisme, De Baudelaire à Claudel. Introduction, p. 34, (La Renaissance du Livre, Paris 1919).