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mine, les maladies infectueuses, les tortures physiques et morales devaient les décimer après une agonie plus ou moins longue. Et l’on se demande s’il n’eût pas mieux valu pour eux être passés immédiatement au fil de l’épée, qu’aller traîner en terre hostile un esclavage qui a broyé leur âme, déchiré toutes les fibres de leur cœur, à tel point que la mort leur apparaissait comme une libération.

Le Journal de Winslow est donc la maîtresse pièce qui a permis de reconstituer le récit même de la déportation et de bien mesurer les proportions des premiers actes de la Tragédie Acadienne. Il y en a eu plusieurs, en effet. Ce serait une grande erreur de s’imaginer que, la proscription accomplie, fut-ce dans les conditions les plus épouvantables, les déracinés aient été mis à même de se refaire, en de nouveaux entours, une existence convenable, de se recomposer une vie qui, sans avoir, certes, les grâces de l’ancienne, leur eût encore offert quelques éléments de bonheur. Il semble que ce soit là le vœu que Lawrence ait formé pour eux, à la fin de la circulaire par laquelle il informait les gouverneurs des diverses provinces royales, du bannissement des neutres français.[1] Or, étant donné ce que nous savons de la réception qui leur fut faite, et que Lawrence ne pouvait pas ne pas prévoir avec certitude, ce souhait, de sa part, n’est pas le fruit de l’ignorance de l’état d’esprit puritain et sectaire des milieux où il allait semer les victimes de sa politique sans entrailles, il n’est pas non plus le fruit d’une ironie, si amère qu’on la suppose : il est simplement la manifestation d’une hypocrisie grossière et bien digne de ce personnage. Lawrence savait parfaitement le genre d’accueil qui attendait les Acadiens, mais il n’a pas voulu se refuser le plaisir de leur souhaiter succès et prospérité dans la carrière que leur ouvrait son décret d’expulsion. Ne faut-il pas toujours observer les lois de l’étiquette officielle ? Un peu d’eau bénite de cour, cela fait si bien, même par dessus une monstruosité. Et donc la déportation, loin d’être un épisode accidentel qui a interrompu un moment des destinées qui devaient vite se reprendre, fut en réalité un sombre prologue : le drame horrible devait se dérouler pendant des années et des années, à travers une infinité de péripéties qui donnent le frisson. Et de même que, pour les scènes premières, nous avons dans Winslow une source d’information extrêmement précieuse, les archives de divers États ont gardé les pièces relatives aux infortunés qui furent débarqués sur les plages en 1755, 1756 et au-delà, et qui furent reçus à contre-cœur, humiliés, maltraités, considérés comme des êtres dangereux, confiés à l’assistance publique qui leur distribua avec parcimonie ses secours, quand elle ne les leur refusa pas complètement, souvent emprisonnés, fouettés. À Boston, particulièrement, il y a deux énor-

  1. « …It was judged a necessary and the only practicable measure to divide them among the Colonies where they may be of some use, as most of them are healthy strong people… and they may become profitable, and it is possible, in time, faithful subjects ». — Geo. Lawrence to the governors on the Continent, Halifax, 11 Aug. 1755. — N. S. D., p. 278.