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qu’il n’a pas dû soupçonner, à laquelle il ne semble pas qu’il se soit attendu : c’est que le lieutenant-colonel John Winslow, venu du Massachusetts pour présider manu militari à l’exécution des hautes œuvres conçues par le gouverneur de la Nouvelle-Écosse, tiendrait un journal précis et détaillé de ses propres opérations, ainsi que de celles de ses subalternes, par toute l’étendue de la péninsule. Or, ce journal, écrit sur grand papier, relié en trois tomes, et déposé par le petit-fils de l’auteur, Isaac Winslow, aux archives de la Massachusetts Historical Society, ce journal où il n’y a ni orthographe, ni style, mais qui est tout plein de faits pris sur le vif, tout bourré de chiffres comme un inventaire, et où, de place en place, l’on relève des accents de compassion devant la souffrance des victimes, et aussi comme des sursauts de honte d’avoir à accomplir une telle mission, est un document de premier ordre qui nous révèle par le menu, sans phrases, sans sentimentalisme, ce que fût la proscription du peuple acadien. C’est même le seul qu’il y ait, à proprement parler. Et certes, il suffit amplement à nous montrer tout ce qu’elle a eu d’abominable et de presque invraisemblable. Ce récit est d’autant plus probant que Winslow, il est bon de le noter, non seulement n’a aucune sympathie pour les Acadiens, mais encore a-t-il conscience de remplir un rôle glorieux et profitable à son pays. Ce soldat ne peut être accusé de préparer une charge contre Lawrence. Si, de loin en loin, il lui échappe des cris d’horreur ou de pitié, c’est bien malgré lui et en quelque sorte à son insu, car, dans le fond de son cœur, il est bien persuadé de travailler à quelque chose de très grand. D’où l’incomparable valeur de son témoignage. Or, n’en déplaise aux historiens anglais qui nous assurent qu’en somme la déportation s’est accomplie aussi humainement que possible, et qu’elle n’a rien eu de plus cruel que ce que nous présentent les traditions coloniales des divers établissements européens dans les deux Amériques, il ressort avec évidence du Journal de Winslow que ce fait, condamnable dans son principe, inouï dans les annales de l’ère chrétienne, a été exécutée avec une dureté, une férocité de moyens qui en font le crime le plus grandiose que l’histoire eût encore enregistré. Que l’on se rappelle les conclusions de l’étude que nous avons présentée, il y a deux ans, à savoir que les Acadiens, depuis les quarante années qu’ils étaient retenus malgré eux sous le joug britannique, n’avaient absolument rien commis qui méritât l’ombre d’un châtiment. Et cependant, celui qu’on leur a infligé est le plus grand après la peine de mort : première iniquité ; et ce châtiment a été aggravé de toutes les circonstances qui pouvaient le rendre le plus âpre et le plus abominable. En sorte que ces pauvres paysans français, au lieu d’avoir toujours été soumis, respectueux et paisibles, auraient eu à leur charge les infractions les plus considérables envers l’autorité, celle-ci n’eût pu frapper leur culpabilité de plus de peines que leur complète innocence n’en a subies. Car, si la sentence de mort n’a pas été prononcée contre eux, elle a été cependant, pour des milliers d’entre eux, la conséquence nécessaire, l’aboutissement fatal des mauvais traitements qu’ils ont endurés dans l’exil, où la fa-