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pas un orage soudainement éclos, ce ne fut pas une œuvre improvisée, ni l’acte d’un seul homme, encore que le gouverneur sans entrailles qui l’a accomplie en soit à peu près uniquement responsable aux yeux de la plupart des historiens, même des nôtres. Qu’on l’en approuve ou qu’on l’en blâme, c’est lui, et lui seul en somme, qui est objet de louange ou de condamnation.

Certes, Charles Lawrence était bien l’homme qu’il fallait pour opérer ce crime monstrueux. Mais, le charger seul de ce lourd fardeau, c’est fausser radicalement la vérité de l’histoire, méconnaître le sens des documents les plus clairs. Et nous n’entendons pas signifier seulement que d’autres personnages secondaires ont formellement et matériellement collaboré à cette entreprise, savoir tous les membres du Conseil, et Belcher, et Morris, et Boscawen, et Mostyn et surtout Winslow, Monckton, Murray, Prebble, etc. ; nous n’entendons pas signifier seulement que le gouverneur de la province royale du Massachusetts, William Shirley, doit au moins partager également avec Lawrence la responsabilité de cette affaire.[1] Notre affirmation va beaucoup plus loin et vise beaucoup plus haut. Ce fruit amer, conçu dans la haine, les préjugés de race et de religion, avait eu tout le temps de se développer et de mûrir, pendant les années que les Acadiens, véritables émigrés de l’intérieur, exilés dans leur propre territoire, avaient passées sous le joug britannique. Lawrence l’a cueilli et l’a offert, comme un trophée glorieux, à son Roi et à sa nation, qui tous deux le trouvèrent agréable à voir et savoureux à manger.[2] Nous ne prétendons diminuer en rien les initiatives personnelles que ce gouverneur a déployées dans les dernières scènes de ce drame, ni les hâtes à la fois calculées et fébriles avec lesquelles il en a précipité le dénouement. Mais ce dénouement, qu’il a amené avec une extraordinaire maîtrise dans la barbarie, supposait une trame d’intrigue antérieurement formée avec une patience et un art infernaux. Lawrence a présidé à la catastrophe, à laquelle il a su d’ailleurs imprimer, dans une large mesure, le cachet de son caractère, fait de cynisme et de cruauté.

Quand Édouard Richard, — et Rameau, et surtout Casgrain, pour ne parler que de nos propres historiens, lui en avaient donné l’exemple, — s’évertue à nous prouver que la déportation fut uniquement l’œuvre de Lawrence et de ses complices subalternes, que la Métropole n’y a été pour rien, et que la raison essentielle pour laquelle ce Gouverneur a commis une telle action était la cupidité, le désir de s’enrichir lui-même avec les nombreux troupeaux des Acadiens et de doter ses créatures et les colons anglais en général de leurs magnifiques propriétés, il nous semble que son loyalisme l’empêche de voir le

  1. « It is hinted in contemporaneous documents that Gov. Shirley of Massachusetts first suggested deportation to Lawrence. If so, he must bear a heavy onus. » (Tracy. Tercentenary Hist. of Canada, vol, ii,. 397)
  2. « It saddens all lovers of Great Britain to find that she did not disavow it. » Id. Ibid., p. 398.