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donner des fermes magnifiques qu’eux et leurs pères avaient défrichées à la sueur de leurs fronts ou arrachées à la mer par des travaux gigantesques.[1] Il leur fallait s’exposer à des misères dont on ne pouvait prévoir ni la grandeur ni le terme. Il leur fallait vaincre des difficultés de toutes sortes, dont les moindres étaient de pourvoir aux besoins de plusieurs familles dont les chefs avaient été faits prisonniers, au soin des vieillards, des malades et des jeunes enfants. Il ne faut donc pas s’étonner si tant de familles de Chipoudy, de Petit-Coudiac et de Memramcook qui s’étaient soustraites, par la fuite dans les bois, à la chasse des Anglais, persistèrent si longtemps à rester dans le voisinage de leurs propriétés avant de se décider à passer au Canada.

Mais, pour donner au récit des événements qui vont suivre une autorité qui devra être mieux appréciée de mes lecteurs, je résumerai ici les lettres de l’Abbé Leguerne, missionnaire à l’Acadie française de 1752 à 1757.

Monckton était maître du fort de Beauséjour depuis le 16 juin 1755. Or, le 10 août, il y manda tous les habitants de l’Acadie française, sous prétexte de prendre des arrangements pour les terres. Ils s’y rendirent presque tous et ils furent arrêtés ; c’était pour avoir les femmes et les enfants. « Sur ces entrefaites, » dit Leguerne, « j’étais à Chipoudy et voyant bien que les affaires prenaient un mauvais tour, j’exhortais les jeunes gens, les femmes et les enfants à se retirer dans les bois et à souffrir plutôt que d’exposer leur religion en se rendant à l’Anglais… Je donnai les mêmes conseils partout où il fut possible. Mes avis réussirent, grâce au Seigneur, de façon que des 4 missions que je desservais depuis 3 ans, je veux dire Tintamar, Mem, Chip, Petitcoudiac où il y avait au dessus de trois cents familles, il ne s’est embarqué que 4 femmes qui furent surprises par les Anglais quand ils vinrent brûler Chipoudy ».

« Il n’en fut pas de même de la mission de Mrs Leloutre et Vizien, je veux dire les environs de Beauséjour… Je leur fis dire cependant plusieurs fois de ne point s’embarquer ; mais les malheureuses pour la plupart restèrent sourdes à mes raisons, elles ne purent se résoudre à se séparer de leurs maris, il s’en embarqua donc, par différentes raisons, au dessus de deux cents avec leurs enfants. »

Leguerne mit tout d’abord ses soins à sauver une centaine de femmes avec leurs enfants des environs de Beauséjour et de Tintamarre, lesquelles n’ayant pas voulu s’embarquer, se trouvaient dès lors les plus exposées. Il les conduisit lui-même à travers les bois et les marais, du 21 septembre au 20 octobre, jusqu’au bord de la mer, vis-à-vis de l’île St-Jean, où elles purent traverser dans le cours du mois de novembre, grâce aux soins de M. Villejoint qui y commandait au nom du roi de France.

  1. Le souvenir des aboiteaux s’est conservé si vivace dans les traditions de ma famille, que mon père qui n’en avait jamais rien vu, m’en faisait la description avec une exactitude telle qu’on aurait pu croire qu’il avait mis la main à ces grands travaux. On sait que les aboiteaux sont d’immenses chaussées élevées le long des rivières, pour empêcher les marées de couvrir les prairies.