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On ne peut échanger le travail de cent Anglais pour celui de quatre-vingts autres Anglais ; mais le produit du travail de cent Anglais peut être échangé contre le produit du travail de quatre-vingts Portugais, de soixante Russes ou de cent vingt Asiatiques. Il est aisé d’expliquer la cause de la différence qui existe à cet égard entre un pays et plusieurs : cela tient à l’activité avec laquelle un capital passe constamment, dans le même pays, d’une province à l’autre pour trouver un emploi plus profitable, et aux obstacles qui en pareil cas s’opposent au déplacement des capitaux d’un pays à l’autre[1].

  1. Un pays qui, par sa supériorité dans les machines et l’habileté de ses ouvriers, fabrique avec une plus grande économie de main-d’œuvre que ses voisins, peut, avec les produits de son industrie, faire venir du dehors le blé nécessaire à sa consommation, lors même que son sol serait plus fertile, et que le blé y viendrait avec moins de travail que dans le pays d’où il tirerait son approvisionnement. Supposons deux ouvriers sachant l’un et l’autre faire des souliers et des chapeaux : l’un d’eux peut exceller dans les deux métiers ; mais en faisant des chapeaux il ne l’emporte sur son rival que d’un cinquième, ou de 20 pour cent, tandis qu’en travaillant à des souliers, il a sur lui un avantage d’un tiers, ou de 33 pour cent. Ne serait-il pas de l’intérêt de tous les deux que l’ouvrier le plus habile se livrât exclusivement à l’état de cordonnier, et le moins adroit à celui de chapelier ? (Note de l’Auteur.)

    Les explications données ici, soit dans le texte, soit dans la note qui précède, tendent de plus en plus à faire sentir la folie du système exclusif qui prohibe les produits étrangers pour favoriser les produits indigènes. Tout ce qu’une nation peut consommer se produit chez elle ; elle ne peut consommer aucune valeur qui n’ait été produite chez elle* ; car avec quoi peut elle acheter un produit de la Chine, si ce n’est avec un produit qu’elle a créé, ou, ce qui revient au même, avec le prix de vente d’un produit qu’elle a créé ? De même que les Anglais fabriquent leur vin en draps, on peut dire que les Français, en faisant des étoffes de soie, fabriquent du sucre. Et si, par le moyen du commerce, le sucre qui leur vient des îles leur coûte moins que celui qu’ils pourraient tirer de leur sol, il leur convient, il convient à l’État, comme aux particuliers, qu’on le fasse venir du dehors. Ces principes, déjà exposés dans la Richesse des Nations de Smith, et dans mon Traité d’Économie politique, ne sauraient être trop reproduits sous différentes formes.

    Les douanes ne sont donc jamais bonnes pour favoriser l’industrie d’un pays ; mais on peut en prendre la défense comme d’une machine fiscale ; et jusqu’au moment où les hommes auront appris les moyens de se faire gouverner à bon marché, ils doivent supporter de forts droits d’entrée aussi bien qu’un fort impôt sur les terres.**J.-B. Say.

*. Sauf les valeurs qu’on lui apporte du dehors sans exiger de retour, comme lorsqu’un homme fait venir dans son pays des revenus acquis au dehors.
**. L’illustre économiste ne s’est pas souvenu, en écrivant ces dernières lignes, de ses belles observations sur l’influence délétère des droits élevés. Il est à peu près admis en économie politique, aujourd’hui, que des tarifs qui repoussent les consommateurs, des droits d’entrée qui empêchent…l’entrée ne sont pas précisément le moyen le plus efficace de grossir les recettes du trésor : et s’il était même besoin de faits pour prouver l’éclatante Vérité de ce principe, nous les pourrions puiser à pleines mains dans l’histoire de la consommation de l’Angleterre depuis trente ou quarante années, et surtout, depuis l’audacieuse tentative de R. Peel, en 1842. Nous y verrions que les importations ont constamment marché en sens inverse des tarifs : les unes grandissant à mesure que les autres fléchissaient. Le thé, le café, le sucre, présentent des résultats miraculeux et qui ont peut-être encore été dépassés par l’histoire de la réforme postale. Ainsi, le nombre des lettres en circulation qui, sous l’ancienne législation, s’élevait à 75,000,000 en 1835, a atteint pour l’année 1846 le chiffre énorme dé 300,000,000 : dans le district de Londres, l’accroissement a été du double en 5 ans, et ainsi de suite pour les autres villes. Nous avons même presque honte d’insister sur de pareils truismes et surtout d’avoir à les rappeler à un esprit aussi éminent que celui de J.-B. Say. Il est mort sans voir ces magnifiques et courageuses réformes, mais il avait en main assez de faits et de logique pour les prévoir facilement. Il suffit même d’une dose d’intelligence très-médiocre pour comprendre que la masse des consommateurs — celle qui verse dans les trésors royaux ou autres les pluies d’or des budgets — est entachée du péché originel de pauvreté et que c’est la modicité seule des droits qui lui ouvre l’accès des marchandises de toute nature. Il ne peut entrer que dans la cervelle d’un maltotier ou d’un Algonquin de couper l’arbre pour avoir les fruits, de tarir les sources pour avoir plus d’eau, de rendre la consommation impossible pour grossir le nombre des consommateurs, de ruiner les contribuables pour augmenter les contributions. Eux seuls peuvent avoir à ce point des yeux pour ne rien voir et des mains pour tout prendre. A. F.