l’autre. En subdivisant entre les grandes familles et les grands blasons le pouvoir concentré dans les mains d’un seul elle croyait avoir assez fait, et il lui semblait qu’avec une couronne de roi on pouvait bien faire des couronnes de duc et de comte, mais non des bonnets de juge, d’avocat ou de marchand de la Cité.
L’aristocratie, c’est déjà la monnaie de la royauté, et c’eût été par trop déroger que de convertir cette monnaie en un billon infime représenté par d’innombrables électeurs, issus du peuple et agissant pour lui. Le fameux mot : L’État, c’est moi, devait donc se traduire par celui-ci : L’État, c’est nous. Vis-à-vis de la nation, les lords s’abritaient sous la responsabilité royale : vis-à-vis du pouvoir, sous l’égide d’une popularité issue de la Grande charte, et le dernier mot de leur politique était d’annuler ces deux forces l’une par l’autre. Quand le sceptre menaçait de courber les têtes, ils faisaient appel aux traditions et aux refrains patriotiques : quand les masses appelaient des réformes, ils faisaient intervenir le Ciel par la voix des évêques, et la terre par la force des baïonnettes. De sorte que leur fonction paraissait doublement tutélaire : puisqu’ils préservaient à la fois des privilèges et des libertés.
Pour ce double service, on le pense bien, l’aristocratie n’avait pas négligé de stipuler une récompense honnête. Sachant fort bien qu’il n’est de puissance solide pour une caste qu’à condition de s’armer à la fois du prestige moral et du prestige physique, elle s’était faite opulente pour éblouir et pour corrompre ; elle s’était réservé la juridiction spirituelle pour dominer les esprits, enfin elle portait l’épée pour dompter les corps. C’est ainsi que, propriétaire des plus vastes domaines de la Grande-Bretagne, elle avait couvert le pays d’un réseau d’institutions qui lui constituaient des revenus fabuleux. Par les lois sur les céréales, elle créait pour la rente territoriale une sorte d’assurance, affranchie de la prime, et par les substitutions, les majorats, elle s’incarnait dans le sol. De plus, elle concentrait entre ses mains l’électorat, la députation : elle transformait ses fermiers, ses laboureurs, en meutes de vassaux, à qui elle imposait l’hommage du vote ; et la chambre des communes, peuplée des créatures et des cadets de la dukery, en était venue à n’être que l’humble succursale de la chambre haute. On accordait le talent aux Communes : souvent même on réhabilitait Old Sarum, Gaston et autres bourgs-pourris, en faisant représenter ces fiefs asservis par des hommes de génie ; mais les concessions n’allaient pas plus loin, et les cadets n’en continuaient pas moins à fournir des évêques à l’Église, des généraux aux armées et des fonctionnaires à l’État. La bourgeoisie ainsi refoulée par une puissance qui s’appuyait sur l’hérédité et se retrempait en même temps aux sources vives de l’élection, la bourgeoisie qui se sentait dépossédée du territoire s’élançait sur l’espace libre des mers. Elle élevait sur cet élément l’édifice de sa fortune : elle liait, par le développement des forces manufacturières, son sort à celui du