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bénite, tombée de l’aspersoir, viendra lui apporter un léger soulagement. C’était, selon William James, le type accompli du névropathe en quête d’austérités physiques, c’était une sorte de bouffon tragique qui inspirerait en somme un médiocre respect. Mais M. H. Lichtenberger a établi, de façon à peu près incontestable, que la Vie de Suso n’est pas authentique, que l’hagiographe a laissé une image du saint tel qu’il le rêvait et telle qu’elle lui est apparue. Ce que M. Lichtenberger a dit de la Vie de Suso est valable d’ailleurs pour les autres mystiques allemands : la plupart de leurs œuvres se sont transformées, sous la main des copistes, avant d’être livrées à l’impression. Nous l’avons fait remarquer déjà à propos de Tauler. C’est ce que disent Jostes, Vernet, Delacroix et Pierre Noël, à propos d’Eckhart et c’est ce qu’on est obligé d’admettre pour la Deutsche Theologie, deux fois éditée par Luther. Et voici ce que M. Lichtenberger conclut en définitive pour Suso. « C’est bien le disciple d’Eckhart. Il s’est plongé comme lui dans la contemplation vertigineuse de l’Unité, il a trouvé comme lui la Divinité même au fond de son âme ; et, comme lui, il a cherché à communiquer ses expériences ineffables à un groupe de disciples et de filles spirituelles. Mais il semble avoir été une nature plus naïve, plus ingénue que son maître, plus apte à exercer une action immédiate et bienfaisante sur les âmes religieuses ordinaires. Il leur a apporté un idéal religieux et moral très simple, mais aussi très élevé. Il leur a montré la valeur éducative de la souffrance et prêché l’acceptation de la douleur, non pas la folie ascétique de l’âge précédent qui hantait encore les imaginations du xive siècle, mais la résignation humble à la destinée humaine : il leur a appris à dire “oui” à la vie, malgré la souffrance et malgré le mal ; il a reconnu dans la douleur l’aiguillon qui pousse l’homme à se dépasser lui-même… Il a montré que le miracle vrai est le miracle intérieur de la grâce, l’unité de l’âme et de Dieu… Il nous apparaît en définitive comme un de ces esprits d’élite par qui la pensée religieuse du moyen âge se rattache à la pensée religieuse des temps modernes, comme un de ces illuminés qui ont découvert le divin au fond de leur âme ». Ajoutons que si Suso rejoint nos contemporains, c’est qu’il continue Plotin et son école, dont les hommes de son temps connaissent les doctrines par saint Augustin et Macrobe, par Eusèbe et les Pères grecs, par les commentateurs néo-platoniciens et par les