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Le nombre est grand des mystiques qui, au moyen-âge, condamnent la science et la philosophie, comme Algazel et ses disciples, comme certains Victorins, qui suppriment l’art à peu près sous toutes ses formes, comme saint Bernard, ou qui limitent leur vie morale, comme les moines, à la poursuite des vertus propres à les conduire, en cette vie ou en l’autre, à l’union avec Dieu.

Dès lors les pratiques se multiplient et prennent les formes les plus variées, de façon à occuper la vie humaine tout entière. C’est ce que nous montrent les fakirs indous, les soufis persans, des moines grecs et latins, les Musulmans de la suite d’Algazel et des confréries modernes. Les prières importent tout à la fois par la qualité et la quantité : il y a chez tous des formules spéciales qu’il faut réciter dans des conditions déterminées, à certaines heures et en certains jours, dans des lieux spéciaux et dans des positions variées[1]. Il y a avantage à en multiplier le nombre ; quand on ne peut les réciter soi-même, on les fait dire par d’autres ou encore on recourt aux moulins à prières qui introduisent le machinisme là où on l’attendrait le moins. Il y a avantage enfin à ce que la prière soit continue : aussi remplit-elle les journées et en partie les nuits du moine chrétien ou du religieux musulman. À la prière s’ajoutent les abstinences et les jeûnes : la diminution croissante de nourriture et de sommeil affaiblit l’organisme, par suite le système nerveux. De là viennent des troubles du cerveau, des hallucinations, des illusions sensorielles de la vue, du toucher, parfois des autres sens intérieurs ou extérieurs. La pratique de la tempérance, qui empêche l’âme d’être esclave du corps, peut ainsi, quand il y a exagération, conduire l’âme à dépendre d’un corps affaibli et malade qui ne saurait ni remplir ses fonctions ordinaires ni exécuter les commandements qu’elle lui adresse. On fait plus. On maltraite le corps à la façon des fakirs — qui s’infligent les tourments les plus variés — ou des flagellants, désireux d’aboutir à un double résultat, de dompter leurs passions et d’imiter, de leur plein gré, ce qui fut infligé à Jésus comme un châtiment. À la discipline, on ajoute la haire ; aux jeûnes, aux abstinences, on

  1. Sainte Thérèse distingue la prière ou l’oraison vocale, l’oraison mentale, l’oraison de recueillement, l’oraison de quiétude, l’oraison d’union, l’oraison de ravissement, le vol de l’esprit qui produit l’unification avec Dieu. Voir le commentaire de M. Th. Ribot dans la Psychologie de l’Attention, p. 144-148 (F. Alcan).