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raient ceux qui ont entrepris tout à la fois de saisir la vérité, de faire le bien, de créer ou au moins de goûter le beau, pour se rendre semblables à Dieu avant de s’unir à lui. Parmi eux, on établirait trois catégories principales, selon qu’ils mettraient plus de soin à s’avancer dans l’une des trois directions, sans cependant négliger les deux autres.

Puis viendraient les mystiques qui voient surtout en Dieu ou l’entière vérité, ou l’infinie Beauté ou le Bien absolu. Dans chacune de ces trois divisions, il y aurait des degrés en nombre infini, comme il y en a pour les formes diverses du savoir, de la moralité, de la beauté goûtée ou créée.

Mais l’union avec Dieu ainsi comprise peut ne pas se produire en cette vie, en raison même du progrès qu’elle exige chez l’individu. C’est pourquoi bon nombre de chrétiens réserveront, pour une autre vie, c’est-à-dire pour l’âme séparée du corps, la vision de Dieu, la possession et la béatitude qui en est la conséquence. En tout cas elle est rare : elle se produit pour Plotin quatre fois pendant les six années que Porphyre vit auprès de lui ; Porphyre ne s’unit à Dieu qu’à l’âge de soixante-dix-huit ans. Ne faut-il pas devenir semblable à Dieu pour le contempler ? et combien d’hommes peuvent arriver à la perfection que Plotin met en Dieu et qui est infiniment plus grande encore que nous ne pouvons le supposer ? Non seulement l’extase est rare, mais elle dure peu. L’âme qui s’est élevée là-haut, dit Plotin, n’y demeure pas. C’est, dit M. Th. Ribot, que les éléments nerveux, supports et agents de cette prodigieuse activité, ne peuvent y suffire longtemps. Enfin la manière même dont s’accomplit l’union — quand l’âme devient Dieu ou plutôt est Dieu (θεὸν γενόμενον, μάλλον δὲ ὄντα, Enn., VI, 9, 9) — a pour résultat de supprimer la conscience, puisqu’il n’y a plus discrimination : la conscience, comme dit encore M. Th. Ribot, est placée alors en dehors de ses conditions nécessaires d’existence et là où il n’y a pas conscience, il ne saurait y avoir souvenir précis. L’extase, prise en elle-même, ne saurait donc nous fournir le moyen d’établir une classification des mystiques chez lesquels on en signale l’existence.

Mais on peut faire entrer en ligne les états concomitants qui se trouvent alors chez l’individu. On croit généralement que le grand homme paie la rançon de son génie par quelque infériorité physique