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observations et discussions

monotone et clos. L’éternel changement, le mobilisme universel admis d’abord par Nietzsche contredit l’éternel eadem sunt. Héraclite et Démocrite se battent ensemble dans la tête ardente de Zarathoustra. De même sa critique des mathématiques comme ensemble de purs symboles utiles à la vie, mais sans valeur absolue, contredit sa croyance à la valeur absolue des lois de combinaison dans l’infinité de l’espace et du temps. Nietzsche en admettant des retours d’événements identiques est encore en pleine contradiction avec ce qu’il a dit lui-même contre la conception de l’identité et de la loi régulière. Il avait emprunté à ses contemporains d’Angleterre et d’Allemagne cette idée protagoréenne que nos formes d’identité, de loi, etc., sont simplement des créations de notre pensée au service de nos besoins : pour pouvoir agir sur le monde, nous supposons des retours de mêmes événements bien qu’il n’y ait jamais rien de même. Identité et loi, selon Nietzsche, ne sont que des symboles. Mais alors, comment poser en loi absolue et inflexible le retour de faits et de mondes identiques ? Comment croire sérieusement qu’un second Blanqui identique au premier écrira dans le même fort du Taureau le même livre sur l’éternité par les astres ? Le principe des indiscernables de Leibniz déclare impossible deux mondes qui ne se distingueraient que par la simple place dans le temps, le temps n’étant rien lui-même sans les choses qui durent. Et ce principe des indiscernables ne fait qu’exprimer le caractère unique selon Leibnitz et singulier de toute réalité, qui est ce qu’elle est, non ce que sont les autres, sans quoi elle ne se distinguerait pas des autres : Ce n’est pas seulement Jehovah, c’est tout être réel qui peut dire : Sum qui sum ou tout au moins : Sum quod sum. Il n’y a d’identité vraie que dans les abstractions mathématiques : deux triangles abstraits sont identiques, deux triangles réels ne le seront jamais. L’impossibilité de l’identité réelle vient de ce que chaque être enveloppe de l’infini et est enveloppé par de l’infini. Les partisans du retour éternel raisonnent comme s’ils avaient dans le creux de leur main, ou plutôt de leur plume, la totalité des éléments finis d’un monde fini. La réalité est moins simple que leur esprit.

Enfin au point de vue moral, la consolation suprême que Nietzsche croit trouver dans la perspective de souffrir une infinité de fois les mêmes souffrances, est aussi peu logique que le rapport de l’éternel retour aux principes de son système. C’eût été une triste consolation pour Jeanne d’Arc que de lui dire : — Vous serez brûlée encore une infinité de fois et tout ce que vous avez essayé de fonder sera une infinité de fois anéanti.

Alfred Fouillée