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ou la terre ? La terre évidemment, répond X. Quand je vois une hirondelle passer devant mes yeux, je dis que l’hirondelle se meut. Or maintenant les poteaux télégraphiques se succèdent aussi vite qu’une file de très rapides hirondelles, ce sont donc bien eux qui se meuvent entraînés par le sol où ils sont plantés. La locomotive est une machine ingénieuse qui engrène par adhérence avec les rails et met en branle le pays tout entier. Malheureusement la voie, qui n’est pas très bonne, imprime des secousses aux wagons en défilant sous leurs roues. Ce langage est-il celui d’un aliéné ou d’un imbécile ? Nullement. Au point de vue cinématique on ne peut rien trouver à y reprendre. En outre, il est mieux adapté à une somme d’expérience acquise aussi restreinte que celle de X. il est pour l’instant plus commode, mais ne le restera pas longtemps. X. verra que des trains se croisent et parcourent en même temps la terre dans toutes les direction s. La terre devrait donc se plisser comme un tapis repoussé de plusieurs côtés à la fois. X. apprendra beaucoup d’autres faits qui, pour lui, deviendront tout à fait intraduisibles dans son langage cinématique initial. Il dira donc « Ce sont des trains qui se-meuvent. » Dès lors des faits jusque-là intraduisibles s’exprimeront pour ainsi dire d’euxmêmes. Si nous revenons maintenant au mouvement astronomique de la terre, nous verrons qu’avant Copernic, l’humanité était au même point que X. pendant son premier voyage en chemin de fer. L’expression cinématique « la terre ne tourne pas », était plus commode que l’expression contraire-parce qu’elle permettait de parler conformément aux faits jusque-là connus. Mais aujourd’hui, il nous est aussi impossible de dire « la terre ne tourne pas », que de dire « les trains demeurent immobiles et c’est le sol qui fuit sous leurs roues ». Affirmer que la terre ne tourne pas, ce n’est point, si l’on veut, parler contrairement à la vérité, c’est se clore à soi-même la bouche sur tous les faits que nous avons appris depuis l’antiquité, c’est s’interdire de les exprimer d’une manière intelligible. En un mot dans la « commodité H que nous considérons il y a une nécessité de langage et de pensée, une adaptation de notre esprit, qui a été progressive sans doute, mais s’impose à nos relations avec l’univers. Ainsi une nécessité impérieuse nous contraint d’admettre que la terre tourne et que les distances sont euclidiennes. M. Poincaré ne donne-t-il pas à la science un air quelque peu opportuniste en remplaçant le mot « nécessité par le mot ((commodité » ? Cette crainte nous semble injustifiée. Le mot « commodité est lui-même commode pour diverses raisons. Il souligne tout d’abord qu’il n’y