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mique de s’en dispenser, et d’aller droit au résultat, qui seul importe. Le malheur est qu’on a peu de chances de « transformer systématiquement une nature quand on ne la connaît pas. En fait, si l’on affirme avec tant de confiance « que la volonté humaine superpose un monde nouveau à la nature brute », c’est qu’on n’est pas persuadé que ce soit là une « nature a au sens plein du mot, une réalité objective, qui ne dépend pas de nous pour exister, régie par des lois que nous ignorons et qui ne seront mises au jour que par une recherche méthodique et persévérante. On pense plutôt que cette nature sociale, qui ne se manifeste après tout que dans des consciences humaines, ne peut pas leur être obscure. Pour la pénétrer, il doit sufnre de savoir ce que c’est que « l’homme », et de continuer le travail entrepris, de temps immémorial, par les philosophes et par les moralistes. Et l’on rejette enfin une analogie trop étroite entre la nature physique et la nature morale, comme un paradoxe à la fois invraisemblable et dangereux. Mais on oublie que pendant de longs siècles, qui se comptent par centaines et peut-être par milliers, nos ancêtres ont senti, ont vécu la nature physique comme nous sentons, comme nous vivons aujourd’hui la nature morale, et peut-être plus intimement encore je veux dire qu’elle leur était à la fois plus familière et plus inconnue que la nature morale ne l’est pour nous. Les croyances et les pratiques des primitifs en fournissent des preuves sans nombre. Ce n’est donc pas la nature physique, telle que nous la concevons aujourd’hui, objectivée dans ses lois, qu’il faut comparer à la nature morale, qui ne nous est connue encore que par des représentations presque exclusivement subjectives et sentimentales. II faut rapprocher de cette nature morale la nature physique des primitifs, ou de la nature physique objectivée d’aujourd’hui, la nature morale telle que la science commence à la dégager avec ses lois. Alors l’analogie se justifie, et elle apparaît profonde.

On voit aussi ce qu’elle nous permet d’attendre de l’avenir. Non pas sans doute la « transformation systématique » qu’on nous promettait tout à l’heure, sans avoir à prendre la peine de connaître la nature sociale, par la seule vertu des volontés convergentes ; mais une libération progressive qui nous tirera peu à peu de quelques-unes des servitudes auxquelles cette nature nous a assujettis, et dont nous ne nous affranchirions jamais sans la science. La bonne volonté n’y suffit pas. Si la prédication morale avait pu « transformer a la nature morale, les leçons les plus sublimes, les exemples les plus beaux et les plus touchants ont-ils fait défaut depuis de longs siècles ? Que d’efforts se sont perdus, que de sacrifices se