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aussi des inquiétudes au point de vue social. A entendre dire que les faits moraux sont des faits sociaux, que toutes les morales sont naturelles, que chacune d’elles est fonction des autres séries de faits dans la société où on l’observe, plus d’un critique se demande si la doctrine nouvelle, déjà peu rassurante au point de vue théorique, ne met pas en péril la moralité elle-même. Elle ne serait pas seulement aventureuse et inexacte, elle serait en outre dangereuse et subversive. Tous, il est vrai, n’expriment pas ces craintes on les rencontre néanmoins souvent. M. Fouillée les a développées longuement, en s’appuyant sur la loi énoncée par Guyau « La réflexion dissout l’instinct ». Il estime que cette doctrine conduit au « scepticisme moral ». Il proclame que l’humanité ne se contentera jamais d’une « morale par provision o. Selon M. Cantecor, « nous voilà démunis de toute règle 2 ». M. Belot n’est pas moins affirmatif. « Il est contradictoire de vouloir instruire une société du caractère provisoire de sa morale, et d’espérer en même temps qu’elle ne s’en apercevra pas. C’est la pioche du démolisseur. C’est pour la société une euthanasie morale H. Ce genre d’argument fait beaucoup d’impression. On peut considérer comme de bonne guerre d’y avoir recours. Mais il est moins sûr qu’il ne paraît d’abord, et il relève plutôt de la polémique que de la discussion scientifique. Il a le défaut d’être indirect. Pour réfuter une doctrine qui prétend démontrer qu’elle est vraie, il faudrait prouver qu’elle est fausse. On lui objecte que, si elle était vraie, les conséquences en seraient fàcheuses, et qu’il vaut donc mieux qu’elle ne le soit pas. Mais cette préférence sentimentale ne change rien à la réalité des choses. Si la doctrine est vraie, il sera bien difficile, à la longue, de l’empêcher d’évincer les autres. Le meilleur parti à prendre, dans ce cas, serait de l’accepter, et de parer de son mieux aux conséquences que l’on redoute. Au reste, l’expérience a montré qu’une réfutation par les conséquences peut tout au plus arrêter la diffusion d’une doctrine vraie, et jeter la défaveur sur les premiers qui la soutiennent. Elle ne fait que retarder ainsi une victoire qu’elle n’empêche pas. Mais laissons ce point préliminaire. A ces appréhensions, dans la mesure où elles sont sincères, on répondra qu’elles proviennent d’une illusion où les philosophes se sont complu, sans grand dommage d’ailleurs, excepté pour leurs systèmes. Ils croient fonder la morale, au sens plein du mot, ils croient aussi que si ce 1. Revue des Deux AToK~es, octobre 190S, p. 539, 541, 543. . Revue p/M’~osop/t~Me, mars 1904, p. 236.

. Revue de Métaphysique et de Morale, juillet 190S, p. 582.