Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 62.djvu/19

Cette page n’a pas encore été corrigée

LÉVY-BRUHL. LA HOUALE ET LA SCIENCE DES MOEURS d5 pouvons pas non plus concevoir. Comparées à celles dont traitent les morales théoriques, ces fins seront sans doute plus spéciales et plus modestes ; mais ce qu’elles perdront en généralité elles le gagneront en efficacité. Au lieu de s’imposer à « tout être libre et raisonnable », elles présenteront probablement la même variété que les types sociaux. Disons seulement, sans nous hasarder à des prévisions trop aventureuses, que les fins qui seront alors conçues et poursuivies ne dépendront plus, pour être déterminées, de la spéculation métaphysique.

L’objection principale écartée, les difficultés secondaires du même ordre s’effacent en même temps. Nous avons fait voir que nous n’essayons point de « constituer une morale sans finalité ». Peu importe, après cela, que nous n’ayons pas réussi à éviter les « jugements de valeur o et les « préférences sentimentales ). Pourquoi d’ailleurs nous interdirions-nous les considérations de finalité, si l’objet de notre science les comporte ? Elles peuvent être un auxiliaire très utile de la recherche. Les sciences biologiques ne se font pas faute de l’employer. Les sociétés diffèrent sans doute des organismes vivants, mais elles présentent du moins ce caractère commun avec eux qu’en vertu d’un consensus intime, les parties et le tout s’y commandent réciproquement. Rien n’empêche donc que les sciences de la réalité morale ne se servent aussi des considérations de finalité comme d’un procédé heuristique. Quant aux jugements de valeur, il faut distinguer s’ils sont relatifs ou absolus. La science positive doit s’abstenir de ceux qui prétendraient être absolus et assigner des valeurs d’ordre transcendant. Mais peut-on lui dénier le droit de formuler des jugements de valeur relatifs ? Quand la science biologique remarque que dans le corps humain actuel il y a un grand nombre d’organes inutiles, dont quelques-uns deviennent souvent dangereux, elle prononce un jugement de valeur, qui est parfaitement légitime. De même, la science des mœurs pourra observer que telle règle actuellement en vigueur, et obligatoire, dans une société donnée, y est nuisible elle formulera ainsi un jugement de valeur, sans excéder ce qui lui est permis. Il n’est que trop vrai que toutes les sociétés existantes ont besoin d’être « améliorées ». La science a le droit d’en constater les imperfections trop heureuse si elle permettait aussi de prescrire un moyen sûr d’y remédier.

II

L’idée d’une science des mœurs substituée à la morale théorique ne heurte pas seulement d’antiques habitudes d’esprit. Elle éveille