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14 REVUE PHILOSOPHIQUE

Réserve est faite, bien entendu, des fins qui sont tellement universelles et instinctives, que sans elles il ne pourrait être question ni d’une réalité morale, ni d’une science de cette réalité, ni d’applications de cette science. On prend pour accordé que les individus et les sociétés veulent vivre, et vivre le mieux possible, au sens le plus général du mot. Il n’est pas absurde, sans doute, de soutenir que les sociétés et les individus feraient mieux de ne pas le vouloir, et Schopenhauer a employé un admirable talent à défendre cette thèse mais c’est une question métaphysique au premier chef. La science a le droit de postuler ce genre de fins universelles, et c’est de son progrès que dépendra ensuite la détermination de fins plus précises.

Faut-il montrer que ces fins varient nécessairement avec l’état de nos connaissances ? Tant que celles-ci consistent en un mélange d’observations plus ou moins rigoureuses et de.conceptions d’origine subjective, les fins gardent un caractère abstrait et chimérique. Avant que les sciences de la nature fussent définitivement constituées, et en état de porter des fruits, pouvait-on avoir seulement l’idée des fins positives qu’elles permettent aujourd’hui de poursuivre et d’atteindre ? Une de ces fins qui nous paraissent aujourd’hui le plus naturelles, tellement nous y sommes habitués par le spectacle de ce qui nous entoure, c’est la substitution de la machine à l’homme. La pesanteur, la vapeur, l’électricité, doivent travailler pour nous. Pourtant, c’est une fin dont les sociétés antiques se sont peu préoccupées. Elles se contentaient, pour presque tous les travaux, de la main-d’œuvre fournie par les esclaves et par les petits artisans. Qui a suggéré aux sociétés modernes de l’Occident la poursuite de cette fin nouvelle, dont les conséquences sociales porteront si loin ? Elle provient d’un ensemble de causes complexes, mais avant tout du développement des sciences mathématiques et physiques, qui a permis la construction de machines dont l’antiquité ne pouvait avoir ni l’idée ni le désir. Est-il téméraire d’augurer qu’un processus analogue se produira au sujet de la nature morale ? Aujourd’hui, la morale théorique spécule encore en vue d’établir une échelle des fins qui nous apparaissent comme désirables, belles ou rationnelles, indépendamment de toute connaissance positive autre que l’analyse de la nature humaine en général. Mais que la science de la réalité morale se développe comme ont fait les sciences physiques depuis le xvi~ siècle elle fournira sur cette réalité des prises dont nous n’avons pas, dont nous ne pouvons pas avoir actuellement l’idée, et ces prises à leur tour suggéreront des fins à poursuivre qu’aujourd’hui nous ne