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qu’ils deviennent objets d’une science positive et prêtent à des applications fondées sur cette science. On risque d’être démenti par des découvertes imprévues. Comme celles-ci dépendent, en général, de progrès de méthode, de procédés nouveaux d’analyse et de classification, tant que ces procédés n’ont point paru, on a beau jeu pour proclamer qu’ils ne se produiront pas. Mais cette position n’est pas sûre. On peut en être délogé demain, par l’extension inattendue d’un artifice de méthode, dont souvent celui-même qui l’a inventé, tout entier à son travail de recherche positive, n’avait pas pressenti la portée. Ou bien une découverte se trouve avoir des conséquences inattendues pour des sciences qui n’y paraissaient pas du tout intéressées. Comment les inventeurs de la photographie, par exemple, auraient-ils deviné que leur découverte serait d’un grand prix pour l’astronomie, et qu’elle permettrait la connaissance de corps célestes jusque-là invisibles ?

De nos adversaires et de nous, c’est donc nous qui sommes le plus réservés dans nos affirmations. Selon eux, une science des mœurs et une technique fondée sur cette science sont impossibles, à cause des caractères des faits moraux. Impossibles sans doute, si l’on considère ces faits du point de vue où la conscience individuelle les aperçoit et les sent, mais non pas si on les soumet à un clivage qui les rende propres à une élaboration scientifique. Nos critiques affirment de la sociologie ce qui est vrai des sciences morales auxquelles justement la sociologie se substitue. C’est le propre du progrès scientifique de faire apparaître la réalité donnée sous un aspect qui ne pouvait être prévu. Une grande découverte, comme celles de Newton ou de Pasteur, par exemple, oblige leurs contemporains soit à abandonner, soit à réadapter, tout un ensemble d’idées et de croyances ce ne sont pas des changements sur lesquels on puisse anticiper. Mais, dira-t-on, vous préjugez bien vous même des résultats qu’obtiendra la science des mœurs ! –Non pas ; je préjuge seulement qu’elle en obtiendra, et de quelle sorte, en me fondant sur les analogies que permet l’histoire dés sciences. Mais je ne préjuge pas quels ils seront, précisément parce que je sais qu’ils sont imprévisibles quant à leur contenu. Nos adversaires soutiennent que cette science n’existera pas, ou, s’ils en admettent l’existence, ils raisonnent comme si elle ne devait rien apporter de vraiment nouveau, rien qui oblige à quitter, ou du moins à modifier, leur attitude mentale actuelle. C’est par là qu’ils sont imprudents, et sourds à la leçon que proclame le passé de l’esprit humain.