Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 62.djvu/10

Cette page n’a pas encore été corrigée

soit réunis ? Il nierait alors l’évidence. Personne aujourd’hui ne conteste plus guère que les institutions sociales, telles que la religion et le droit, par exemple, constituent pour les individus d’une société donnée une réalité véritablement objective. Sans doute, elle n’existerait pas sans eux, mais elle ne dépend pas de leur bon vouloir pour exister. Elle s’impose à eux, elle existait avant eux, et elle leur survivra. C’est là un « ordre » qui, pour n’être pas physique, mais « moral », c’est-à-dire pour avoir lieu dans des consciences, n’en présente pas moins les caractères essentiels d’une « nature » dont les faits peuvent être analysés et ramenés à leurs lois. La sociologie est possible, puisqu’elle existe quel intérêt y aurait-il à revenir, à propos de la science des mœurs, sur ce débat qui paraît épuisé ?

Mais, cela dit, nous n’avons garde de méconnaître les différences très marquées qui distinguent la nature morale de la nature physique. Nous ne cherchons pas à confondre et encore moins à identifier ces deux natures. Nous avons voulu seulement, en les désignant du même nom de « nature », appeler l’attention sur un caractère très général qui leur appartient à toutes deux à savoir que les faits, ici et là, sont régis par des lois que nous ignorons d’abord, et que la recherche scientifique peut seule découvrir. Mais il est trop clair que ce caractère, à lui seul, ne suffirait à les définir ni l’une ni l’autre il n’exprime que ce qu’elles ont de commun. De même, rien n’est plus loin de notre pensée que de réduire tous les faits de la « nature morale », quels qu’ils soient, à un même type, qui serait nécessairement vague. L’analogie que nous nous sommes efforcé d’établir, loin d’impliquer cet excès de simplification abstraite, nous met au contraire en garde contre lui. Dire que tous les phénomènes de la nature physique sont régis par des lois, est-ce méconnaître ce qu’a de spécifique chaque catégorie de phénomènes, est-ce confondre, par exemple, les faits physiques avec les biologiques ? Pareillement, on peut affirmer que tous les phénomènes de la « nature morale » sont, eux aussi, soumis à des lois constantes, sans effacer les différences qui caractérisent les diverses catégories de ces phénomènes, et qui correspondent aux grandes divisions de la sociologie. Nous ne nierons donc point que les faits proprement moraux aient leurs caractères spécifiques, qui les distinguent des faits sociaux les plus voisins (faits juridiques, faits religieux), et davantage encore des faits économiques, linguistiques et autres. Ces caractères sont si marqués, si importants aux yeux de la conscience individuelle, qu’elle se sent invinciblement portée à y