Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 61.djvu/164

Cette page a été validée par deux contributeurs.

lisme est de former par l’éducation des âmes nullement douteuses, nullement nuancées, nullement ironistes ou sceptiques, mais au contraire des âmes tout d’une pièce, foncièrement dogmatiques et philistines, toutes prêtes à entrer dans les cadres des majorités compactes. Contrairement à ce rationalisme, l’ironisme est dominé par le sentiment de ce qu’il y a de contingent, de hasardeux, d’alogique dans l’évolution humaine, par l’idée de la faillibilité de la raison ratiocinante, à prétentions dogmatiques. À cette raison, l’ironisme oppose ce que Nietzsche appelle la « grande raison », c’est-à-dire le dictamen de la physiologie, le vœu du tempérament individuel, où plongent les humbles origines de nos idées les plus éthérées et de nos certitudes les plus rationalistes et qui se fait un jeu, au moment où nous nous y attendons le moins, de contrecarrer notre sagesse orgueilleuse.

L’Ironie représente, comme on le voit, l’antithèse de l’attitude rationaliste. Elles est différente également de l’attitude critique, qui, comme l’a montré Stirner, n’est qu’une variété de rationalisme. Elle est une attitude essentiellement esthétique. L’ironie, en effet, ne se propose aucun but étranger à elle-même, ni la vérité, ni le bonheur de l’humanité ; elle a sa propre finalité en elle-même. Elle relève de ce que Nietzsche appelle la pure et immaculée connaissance.

Le rôle du vouloir-vivre y est réduit à son minimum. Même là où il subsiste, il cède le pas à l’intelligence contemplative, éclairée sur la vanité des choses et sur sa propre vanité.

La proportion variable de vouloir-vivre et d’intelligence contemplative qui entrent dans l’ironie peut servir à distinguer deux variétés d’ironie : l’ironie intellectuelle et l’ironie sentimentale ou, si l’on veut, émotionnelle.

L’ironie intellectuelle est celle qui procède ou semble procéder de la seule intelligence contemplative, froide et impassible comme elle. Cette ironie a sans doute ses racines lointaines dans le vouloir-vivre, dans quelque disposition native ou dans quelque expérience sentimentale, quelque passion ou quelque désillusion ; mais elle semble actuellement vidée de tout contenu émotionnel ou passionnel et parvenue à l’impassibilité absolue, au détachement complet de la réalité. Telle est l’ironie de Flaubert dans Bouvard et Pécuchet. Chez cet artiste, le détachement du fond a pour contrepartie le culte — porté à l’absolu — de la forme, et fait ainsi triompher l’élément intellectuel. Le docteur Noir du Stello, de Vigny, semble aussi représenter le pur ironisme intellectuel.

L’ironie sentimentale ou émotionnelle est celle où domine et